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Vive la pauvreté !

Le ventre de la France doit se manifester. L’estomac, les intestins, le grêle et le gros, l’ingestion, la digestion, la gestion… nul n’en contestera la légitimité, pour peu qu’on veuille considérer la nécessité du pain dans la vie des hommes.

Cependant, ce ne sont pas les miséreux, les gueux, les crève-la-faim qui arpentent le bitume à l’occasion de ces processions plus ou moins ritualisées que sont les « cortèges » syndicaux, comme on l’a vu récemment..

Ce sont ceux qui observent en spectateurs indifférents la perte d’indépendance de l’Europe et de la France au profit de la puissance américaine, et finalement ceux qui se délectent lâchement à la propagation du cancer mercantile, à la prolifération des métastases publicitaires, et à la réduction, comme peau de chagrin, d’une existence authentique, dont on perd de plus en plus le goût, qui vont scander des slogans aussi éculés que des ritournelles infantiles. Il faut bien convenir que ce pays, qui, chaque soir, avant un mauvais sommeil de producteur pressuré ou de chômeur névrosé, se bourre les neurones d’une rhétorique moraliste, « résistante », pseudo-révolutionnaire, humanitariste, caritative, etc., n’est même pas capable, à l’occasion, de quitter les canapés et les écrans mensongers des télés pour descendre dans la rue quand il est vraiment question de liberté, d’honneur, de destin, termes ringards, sans doute. Pourvu qu’on ait le pain et les jeux, la vie vaut le coup d’être vécue ! et de demeurer esclaves !

Il est frappant de constater, au demeurant, de quelle façon l’image de la pauvreté est maintenant reçue. Prenez n’importe quel « jeune » et montrez-lui un tableau religieux, par exemple la merveilleuse représentation de saint Antoine et de saint Paul ermite au désert, peinte par Grünewald ; ou bien faites-lui lire tel écrit spirituel, païen, chrétien ou musulman, louant le renoncement aux plaisirs et aux biens du monde, soit pour accéder à l’autarcie, à la liberté, soit pour se préparer au royaume des cieux. Dans le meilleur des cas, la réaction se présentera comme une incompréhension indifférente, dans le pire, comme une répulsion irrépressible devant une condition qui contredit violemment la vision qu’on a de l’existence depuis quelques siècles.

Le champ de l’humain s’est en vérité singulièrement rétréci depuis l’avènement de l’humanisme, et encore davantage depuis le siècle dit « des Lumières ».

Tout le monde se souvient par exemple de ce poème prémonitoire de Voltaire, intitulé « Le Mondain ». Voilà un exemple de cynisme matérialiste et mercantile, dont il a fallu quelque deux siècles pour saisir l’abjection. On veut bien qu’il fût une charge contre « l’infâme », contre un christianisme qui avait beaucoup à se reprocher. Mais ce qui constitua la véritable cible du philosophe au sourire constipé, ce fut la vision qu’on avait de l’Homme, et non seulement la tradition des âges du monde (d’or, d’argent, de fer), et de la nostalgie qu’on avait d’un rapport harmonieux avec son être, que l’on trouve dans la poésie profonde et dans toutes les religions, mais aussi la conviction que le bonheur ne se situait pas dans la possession, l’accumulation des biens, fussent-ils rares et luxueux, mais dans la disposition de l’âme à saisir le chant de la Terre et des Cieux, à nouer avec les éléments sacrés du Cosmos une relation nuptiale dont l’art serait la louange.

Il serait bien sûr stupide d’interdire que l’estomac crie. Le corps, la famille, le foyer, une certaine aisance matérielle appartiennent à la dignité de l’Homme, mais aussi en constituent parfois les conditions, ne serait-ce que parce que tout le monde n’a pas la vocation a devenir ermite, renonçant ou prêtre. Le devoir, le dharma, des vaishyas (commerçants, agriculteurs, banquiers, tous ceux qui s’adonnent au commerce) et des shûdras  (ceux qui exercent des travaux manuels) appartient à l’ordre du Monde.  La difficulté de notre âge est qu’il a non seulement éradiqué les autres visions, les autres devoirs (ceux des brâhmanas, à qui incombent les devoirs religieux, la conservation et la transmission des textes sacrés, voire la dignité de la science, et ceux des kshatriyas, des guerriers), mais a universalisé une perception de la vie réductrice, pauvre (au sens de minable), avilissante.

Il n’est sans doute pas d’autre source de la crise actuelle, dont la recherche des causes dans la stricte discipline économique ne fait que cacher la misère humaine, morale, existentielle d’une période dont on sent déjà les limites. Tant que le bonheur consistera à accroître les biens de consommation, à rêver de nouveaux portables, de merveilleux écrans plats, de voitures perfectionnées, de voyages touristiques pas chers etc., la société, quelle que soit sa latitude, ne fera que s’enfoncer dans la déréliction. Tant qu’on ne prendra pas conscience que la bipolarité artificielle droit/gauche, qui est projetée comme un jeu d’ombres sur les parois de caverne que sont les médias, est une façon de détourner des véritables enjeux, on ne se libérera pas des chaînes qu’on se forge soi-même.

La liberté ne se trouve pas dans l’augmentation du pouvoir d’achat, ce qui est risible, mais dans le regard que l’on porte sur les causes de notre aliénation.

 

Claude Bourrinet

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