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Au royaume de la fleur et de l’acier, les rivières de feu ont tout emporté… Ou presque. Comme hier l’Occident sous la conduite américaine, au sortir de la Second Guerre mondiale, la vague meurtrière du tsunami n’a pas entamé l’âme des Japonais, fils des Bushi, moines de la voie de l’épée dont les vertus irriguent encore la nation du Soleil écarlate. « Parties sur quelle mer, quelle terre / je l’ignore. / Elles demeurent invisibles, / les nobles âmes / gardiennes du pays » (poème de l’impératrice Michiko). L’âme du peuple japonais, elle, est éternelle : elle demeure plus que jamais visible au milieu du chaos. Elle nous rappelle, à tous les égards, l’âme européenne. Pour un Européen, la conduite actuelle des Japonais n’est pas si mystérieuse et impénétrable que les journalistes et les faiseurs d’opinion veulent bien le dire. Et pour cause : leurs anticorps sont aussi les nôtres…
Les Japonais donnent une « leçon de sang froid » aux Occidentaux selon le géographe Philippe Pelletier (Le Parisien, 16 mars). C’est ce que l’on peut lire dans la presse à propos du « fatalisme actif » de la société nippone (Le Point, 17 mars). Pour J-F Sabouret, chercheur au CNRS et spécialiste du Japon, « les Japonais sont formés, rompus à résister, à supporter à se taire ». A la question de savoir si les Japonais sont matérialistes, il répond qu’ils le sont « tout autant que nous » mais que leur « culture profonde ne l’est pas ». De plus, ils sont « viscéralement attachés à cette terre étroite, ils n’ont pas de pays de rechange ». Doit-on en conclure que notre « culture profonde », à nous autres Européens, ne nous arme pas assez contre un tel cataclysme ? Ce serait faire fausse route.
Bien qu’affectée par le cancer prométhéen répandu par la foi cartésienne en la « maîtrise » et en la « possession » de la nature, la « culture profonde » des Européens demeure tout autant armée que celle des Japonais pour faire face à des bouleversements inattendus. N’a-t-on pas hérité des vertus stoïciennes par l’entremise des Romains, premiers Empereurs d’Europe, qui avaient fait leur la vieille morale de Zénon de Citium et la philosophie d’Epictète, qui se voulait efficace « comme un poignard » pour l’homme soumis aux tempêtes de la vie ? L’enkheiridion (le poignard) voué à transpercer les frontières des cénacles de lettrés pour irriguer et affermir les cœurs des candidats au vrai bonheur n’a t-il pas guidé celui des Césars ?
L’empereur philosophe Marc-Aurèle exprime la subtile quintessence de ce « fatalisme actif » dans ses Pensées : « tout ce qui arrive est nécessaire et utile au monde universel dont tu fais partie (…) Le bien est ce que comporte la nature universelle et ce qui est propre à sa conservation. Or, ce qui conserve le monde, ce sont les transformations des éléments, aussi bien que celles de leurs combinaisons. Que cela te suffise et te serve de principes. Quant à ta soif de livres [comprendre par là la soif de connaissances scientifiques], rejette-la, afin de ne pas mourir en murmurant, mais véritablement apaisé et le cœur plein de gratitude envers les Dieux. (…) Tout faire, tout dire et tout penser en homme qui peut sortir à l’instant de la vie. (…) Si l’on envisage la mort en elle-même, et si on en écarte les fantômes dont elle s’est revêtue, il ne restera plus autre chose à penser, sinon qu’elle est une action naturelle. Or celui qui redoute une action naturelle est un enfant ». Et puisque l’on peut mourir à tout moment, il ne faut pas vivre ses derniers instants en épicurien et, à l’inverse, « tenir [sa vie] à l’écart de toute irréflexion, de toute aversion passionnée qui t’arracherait à l’empire de la raison et de tout ressentiment à l’égard du destin ». Maîtrise de ses émotions, acceptation sereine du destin, de la mort et des cycles de la vie : si l’on gratte le vernis superficiel de la modernité, on se rend vite compte que ces vertus cardinales sont aussi européennes.
Pour Jean-Marie Bouissou, spécialiste du Japon, autre chose explique l’attitude japonaise : « un cataclysme n’est jamais la fin du monde, parce que la culture japonaise ne connait pas la fin du monde » (France 3, 16 mars). Pour Alain de Benoist, les Japonais, « au lieu de le dramatiser, s’abandonnent au cours de la vie et respectent la volonté autonome du monde ». Mais ce naturalisme et sa vision cyclique des choses, antidote à l’angoisse millénariste de l’apocalypse, sont-ils si exotiques pour nous autres Européens ? Non, en rien. Les Grecs, dont nous descendons, voyaient « la progression du monde comme un cycle et ont donc une conception cyclique du temps » (Philippe Nemo, Qu’est-ce que l’Occident ?). Lucilio Vanini, au 17ème siècle, exprimera la même chose à sa manière : « Achille assiégera Troie à nouveau ; les mêmes religions, les mêmes cérémonies renaîtront ; l’histoire humaine se répète ; il n’est rien qui n’ait déjà été ». Le libertin italien a raison d’évoquer l’Iliade, on peut notamment y lire : « comme naissent les feuilles, ainsi font les hommes : une génération naît à l’instant où une autre s’efface » (chant VI). C’est l’« Eternel retour » (Philippe Nemo). L’artiste polyvalent et animateur de radio Jacques Languirand explique que « cette conception du temps cyclique est apaisante en ce qu’elle explique la répétition des gestes : il s’en dégage une grande sagesse ». Au 19ème siècle, le philosophe Gaston Bachelard ajoutera son couplet à cette mélodie éternelle : « je ne vis pas dans l’infini, parce que dans l’infini on est pas chez soi ».
Mais s’il y a bien une chose dont les Européens peuvent se targuer de posséder en propre, et que les Japonais n’ont pas, c’est cette culture de l’effort individuel et héroïque, accompli par la personne humaine et glorifié comme tel, irréductible au groupe social auquel elle se rattache. Car il y a quelque chose qui ressemble à l’abolition de la personnalité dans la discipline sociale des Japonais, quelque chose qui apparait comme « grégaire » pour les fils d’Homère que nous sommes, habitués à voir glorifiée dans notre littérature « l’individualité enracinée, et non l’individualisme qui en est la perversion ». En effet, les romanciers européens « placent l’individualité des personnages au centre du récit, ce que l’on ne trouve dans la tradition d’aucune autre civilisation » (Dominique Venner). Quant à la pensée grecque, avec Xénophon entre autre, elle « croit dans le rôle des individualités dans la vie sociale et dans l’histoire » et sera concrétisée par les juristes romains qui « ont dessiné les frontières du mien et du tien », ayant ainsi « inventé l’homme lui-même, c’est-à-dire la personne humaine individuelle, libre, ayant une vie intérieure, un destin réductible à aucun autre ». Le mot « personne » lui-même vient du latin per-sona, du nom du masque équipé d’un porte-voix que portaient les acteurs au théâtre, ce qui donnera persona, c’est-à-dire « personnage » (Philippe Nemo, Histoire des idées politiques dans l’Antiquité et au Moyen-Âge). Alors que pour H. Ten Kate, anthropologue suisse du 20ème siècle naissant, « l’un des caractères les plus typiques de l’âme japonaise est son impersonnalité » et le « tout-puissant esprit de troupeau ». Or, face aux désastres, il faut aussi des héros, pas seulement des fourmis.
Mais ces « fourmis » ont une qualité décisive : leur homogénéité ethnique. Quand on observe à quel point notre société multiculturelle est multi-raciste et violente en « temps de paix », on n’ose imaginer le déchaînement de comportement tribaux et agressifs auquel on serait livré face à une telle catastrophe… Par ailleurs, il est des hommes comme Yukio Mishima qui, fidèles à la voie des Samouraï, ont donné, par la mise scène de leur propre mort selon le rite traditionnel du seppuku, un exemple d’esthétisme et d’humanisme viril qui incarne le tragique européen de manière tellement soignée qu’ils n’ont rien à envier à leurs voisins de l’ouest. Car ces fourmis savent se faire frelons. Par son acte grandiose, après avoir lancé son appel tonitruant au réveil de la race yamato, Mishima a, sans le savoir, rappelé aux Européens un pilier fondamental de leur identité, eux qui, d’Achille au Cid en passant par Lancelot, ont célébré plus que quiconque le devoir d’héroïsme. Puisse leur dignité actuelle dans l’adversité inciter les Européens à redevenir eux-mêmes. Et puisque le chemin est long et semé d’embuches, un bon guide s’impose :
« Agis sans mauvais gré, sans mépris de l’intérêt commun, sans irréflexion, sans tirer par côté. Qu’aucune recherche ne pare ta pensée. Parle peu, et ne t’ingère point dans de multiples affaires. En outre, que le Dieu qui est en toi protège un être mâle, vénérable, un citoyen, un Romain, un chef qui s’assigne à lui-même son poste, tel un homme enfin qui attendrait, sans lien qui le retienne, le signal pour sortir de la vie, n’ayant besoin ni de serment ni de personne pour témoin. C’est ainsi qu’on acquiert la sérénité, l’art de se passer de l’assistance d’autrui, l’art de se passer de la tranquillité que les autres procurent. Il faut donc être droit, et non pas redressé.
En moins de dix jours tu paraîtras un dieu à ceux qui maintenant te regardent comme un fauve ou un singe. »
Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même.
Julien Langella
Novopress Info - 24/03/11
Commentaires
Très intéressante exposé de Julien Langella. Ne doutons pas que le peuple japonais saura surmonter ce désastre et se montrer à la hauteur de cette catastrophe.