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Le Songe d'Archibald, une nouvelle de Jacques Aboucaya

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Le Songe d’Archibald

 

Archibald rêvait. C’était même, si on s’en tient au temps qu’il y consacrait, sa principale activité. Ses rêves s’étiraient tout au long de ses nuits. Pas exactement des rêves récurrents, en ce sens que la plupart demeuraient flous, sans trame bien précise. Dépourvus d’intrigue, celle-ci fût-elle, comme il arrive souvent, un défi à la logique. Pas des cauchemars non plus, de ces rêves qui vous laissent au réveil à la fois terrorisé et soulagé que l’horreur vécue relève de la seule fiction. Plutôt des rêveries. Une succession d’atmosphères, de climats, plus ou moins agréables, plus ou moins prégnants, par lesquels il se laissait envahir sans chercher à leur échapper.

 

En avait-il, du reste, le pouvoir ? C’est peu probable. D’autant que l’engourdissement qui en résultait, cette mise en sommeil de tous les sens, n’avait en soi rien de désagréable. Tout au plus provoquait-il, dans les moments de plongée profonde, des soubresauts inconscients, des mouvements convulsifs des membres, comparables à ceux de la grenouille de laboratoire excitée par des décharges galvaniques, avant qu’il ne retrouve, couché sur le dos ou sur le flanc, une immobilité de gisant.

 

Le jour aussi, il l’occupait souvent à sommeiller, ou à somnoler, bercé par le ronronnement régulier du moteur. Même les cahots du véhicule,  les brusques ralentissements,  ne parvenaient à troubler cette sorte de langueur à laquelle il s’abandonnait. Une léthargie propice à la rêverie, que venaient alimenter des odeurs – celle du foin coupé lorsque le convoi parcourait  la campagne, celle de l’asphalte surchauffée de l’autoroute, celle, composite, des villes traversées, chacune porteuse de réminiscences confuses. Au début, le moindre bruit, crissement de frein, coup de klaxon ou même rumeur urbaine, suffisait à le faire sursauter. Maintenant, il ne percevait même plus ces agressions sonores, sachant, par expérience,  qu’elles ne mettaient en péril ni sa vie, ni même son repos.

 

Parfois, il entrouvrait un œil, contemplait tel ou tel détail du paysage sans que son intérêt en soit, le plus souvent, éveillé. A vrai dire, il observait tout avec une indifférence souveraine. Plus lui importait son univers intérieur. Celui où il lui était loisible de se réfugier pour y flâner interminablement.

 

Cet univers, il le reconstituait sans en avoir conscience à partir de sensations enfouies depuis l’enfance au tréfonds de lui-même. Des couleurs violentes, contrastées, celles du pays où il était né. Le vent chaud qui dessèche, le soleil brûlant. Les vastes étendues où poussait une végétation étique. Des paysages apparaissaient sous ses paupières closes, s’enfantaient l’un l’autre, se mêlaient sans qu’il soit possible de discerner, dans ces visions, la part du souvenir et celle du songe.

 

Ces derniers temps, c’étaient des images de la prime enfance qui surgissaient volontiers. Ses parents, ses frères. Le lent apprentissage de l’autonomie et de la liberté. Tout un passé révolu. Il y puisait, plus qu’une nostalgie stérile, un sentiment paradoxal de réconfort. Comme si tout cela, qu’il avait vécu, ne pouvait, quoi qu’il arrivât, lui être enlevé.

 

Un brusque ralentissement lui fit comprendre que le convoi avait atteint sa destination. Il apercevait, à travers les planches à claire-voie de la plateforme, la file de camions se rangeant en cercle sur une vaste prairie. Déjà les hommes s’affairaient. Une scène souvent vécue. Bientôt, lorsque tout serait prêt, on viendrait le chercher.

 

Il se leva, émit un long bâillement. Un frisson le parcourut à la pensée de ce qu’ii allait devoir endurer. Un rituel réglé dans ses moindres détails. La tête puant l’alcool, le vieux tabac et l’après-rasage bon marché allait, une fois encore, prendre place dans sa gueule grande ouverte. Une fois de plus, il résisterait à la tentation de planter ses crocs dans la nuque offerte. Moins pour se venger d’années de servitude et d’avilissement que pour le seul plaisir d’entendre craquer les os.

 

Archibald s’ébroua, secoua sa longue crinière. Passa sa langue sur ses babines. Puis il bâilla à nouveau, savourant par avance le  quartier de bœuf sanguinolent qui serait, comme toujours, la récompense de sa docilité.

 

Jacques Aboucaya

Nouvelle parue dans LIVR'ARBITRES  Automne 2014

 

 

 

Commentaires

  • Superbe... et triste.

  • C'est un beau conte, merci Gaelle,
    De tous temps l'homme a cherche a domestiquer un animal, pour se nourrir, pour s'en servir, pour son plaisir. Il y a meme des animaux qui bien qu'inoffensifs, repugnent a certaines religions, comme le cochon, pourtant intelligent a ce qu'il parait.
    Je trouve cruel de mettre des animaux dans les zoos, a une epoque ou la television permet de les voir en liberte.. Et puis j'y pense, ils sont tellement pourchasses ces animaux, que bientot les seuls qui subsistent se trouveront dans les zoos.
    L' homme oublie qu'ils sont tout autant a leur place sur la terre, que nous.

  • Quelle belle allégorie que ce fauve domestiqué qui n'a plus que ses rêves pour l'aider à vivre et à supporter un environnement dans lequel il est étranger ! Archibald est le frère de nos contemporains, indifférents à leur propre disparition, et que les dompteurs du Système neutralisent avec une ration quotidienne de foin dans le râtelier (TV, foot, etc…).
    …et quelle belle plume possède Aboucaya !

  • C'est une certaine vision de la condition humaine...

  • Voilà une bien belle et gentille nouvelle pleine d’enseignements, à la manière d’un La Fontaine !
    Merci, monsieur Aboucaya.

  • Une bien belle nouvelle, intelligente et merveilleusement bien écrite!

  • Je n'arrive pas à savoir si je la trouve sublime ou triste,cette nouvelle,si bien écrite ou les deux. Archibald a l'air d'avoir compris tant de choses ! En fait,j'aurais envie qu'il se passe "quelque chose" d'extraordinaire pour qu'Archibald puisse redevenir celui qu'il est,qu'il recouvre sa liberté. Mais il faudrait justement ce "quelque chose" !
    Là,il est superbe car conscient de tout.
    J'aime ce :
    "Comme si tout cela, qu'il avait vécu,ne pouvait,quoi qu'il arrivât,lui être enlevé".

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