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LA MESURE 24 (rediffusion)

La mesure 24

 

A Marlène

 

 

« Plonger dans ces souvenirs n’a, vous l’imaginez, rien de réjouissant. Mais enfin, puisque vous insistez, je vais tout vous dire. »

Instantanément, les conversations cessèrent. Tous les convives, une dizaine, firent cercle autour d’elle, après que la maîtresse de maison, consciente que quelque chose d’important, voire de grave, allait se jouer, eut invité les enfants à aller s’ébattre dans le jardin.

Gladys ferma les yeux, inspira longuement. Se recueillit un instant, comme pour mettre de l’ordre dans ses pensées ou juguler son émotion, avant de commencer.

« C’était il y a huit ans. En janvier, peu après les fêtes. Vous vous souvenez sans doute des affiches dans Paris, des annonces dans les journaux : «Après sa tournée triomphale en Europe et aux Etats Unis,  Gladys de Prouges donnera un récital à Pleyel » Tout était loué un mois à l’avance. Plus une place. J’avais choisi, un peu par défi envers moi-même, car j’étais plus familière de Chopin et de Schumann que de ce répertoire, un programme de musique espagnole. De Falla, Rodrigo, Albéniz. Des pépites pour lesquelles je venais de m’engouer et qu’il s’agissait de débarrasser de quelques scories pour les mettre en valeur.

«  D’Albéniz, j’avais puisé, parmi les douze pièces de la suite Iberia, celles qui me paraissaient les plus brillantes. Dignes de clore le concert en apothéose. Il me restait huit jours pour en parfaire l’exécution. Pas de quoi s’affoler. Pas de quoi lambiner non plus. Je travaillais tous les jours d’arrache-pied – si je puis dire. D’autant que je trébuchais sur un passage, toujours le même. La vingt-quatrième mesure de la dernière pièce. Une succession de doubles croches résolue par un accord en mineur que devait magnifier un imperceptible décalage rythmique de la main gauche. »

Elle s’interrompit. A la subite altération de sa voix, chacun comprit qu’elle revivait avec intensité ce moment de son existence.

« Le dénouement, reprit-elle enfin, vous le connaissez. L’annulation in extremis du récital. Les rumeurs, les supputations. Les insinuations venimeuses des magazines people. « Gladys de Prouges atteinte d’une maladie incurable ». Ou encore « Une tentative avortée de suicide la contraint à renoncer ». « Un chagrin d’amour à l’origine du caprice d’une diva ? ». Enfin celui-ci, qui fut sans doute le plus douloureux parce que plus proche de la vérité : « Consciente de n’être plus la meilleure, Gladys de Prouges abandonne la scène ».

Murmure réprobateur qu’elle apaisa d’un geste avant de poursuivre :

« Je reprenais donc sur mon piano, inlassablement, le passage s’ouvrant sur la mesure 24. Comme s’il s’agissait d’effacer au fer à repasser un faux pli sur un tissu. Je savais que, si je n’arrivais pas à le jouer convenablement, que dis-je, aisément, tout risquait de capoter le jour du récital.

« J’étais en pleine répétition quand il s’est présenté avec ses outils. Une espèce de grand dadais, un peu rustaud. Il m’a tout de suite prévenue que changer des volets roulants n’était pas une mince affaire. Surtout dans l’état de vétusté des miens. Il en avait au moins pour la journée, et il connaissait son métier !

«  Pas question, bien sûr, d’interrompre pour autant mon travail. Je me remis à la tâche, reprenant inlassablement le passage litigieux. Peine perdue. Quand je croyais l’avoir dominé par quelque artifice, il se dérobait à nouveau et je trébuchais au même endroit, cette fameuse mesure 24, aussi indomptable que diabolique.

« Au début, mon ouvrier endura sans rien dire, ses grosses mains s’activant sur les rails à fixer le long des murs. Puis, au bout de trois heures, il donna quelques signes d’impatience, avant d’exploser.

- Ecoutez, me dit-il, vous n’y arriverez jamais si votre accentuation porte sur le la bémol. Vous faussez la cadence. Laissez-moi faire.

Il m’extirpa littéralement du tabouret, s’installa à ma place. Reprit depuis son début la pièce d’Iberia. Sous ses doigts maculés de cambouis, elle acquérait un relief inattendu. Que dis-je, j’avais l‘impression qu’elle prenait vie. En comparaison, mon interprétation me semblait fade, dépourvue de la moindre saveur. J’attendais pourtant mon homme au tournant de la vingt-quatrième mesure. Il franchit l’obstacle avec brio. Pas la moindre hésitation.

Et puis, sans un mot, il se leva, reprit ses outils, se remit au travail. »

Gladys se tut. Ses mains tremblaient. Chacun respecta son silence, tant le moindre commentaire eût paru incongru.

 

Jacques Aboucaya

Commentaires

  • https://www.youtube.com/watch?v=20GIg37YMO0

  • Une très jolie histoire, très bien et très finement racontée, avec des phrases courtes et concises sans fioritures ! Combien de textes, d'interviews sur des sujets plus politiques, écrits ou dits par des personnalités talentueuses, nous laissent sans voix, parce que tout est dit, et qu'ajouter un commentaire, est superflu, voire incongru !

  • Merci Gaelle,
    On est souvent surpris par les apparences!
    A ce sujet, je vous envoie un lien interessant d'un gamin de 9 ans qui nous entraine dans une czardas endiablee!
    http://inspiremore.com/child-prodigy-impropmptu-costco-piano/?utm_campaign=organic&utm_medium=social&utm_source=facebook.com

  • Un petit bijou, cette petite nouvelle ! Gaëlle, remerciez pour nous Jacques Aboucaya, du fond du cœur !

  • Oui, cher abad, cette courte nouvelle est un bijou! Je l'aime beaucoup, elle est subtile, et si bien écrite!
    Que d'autres visiteurs la lisent et l'apprécient comme nous!

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