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La malédiction Sykes-Picot

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Par Philippe Simonnot [1]

Le 16 mai 1916, il y a exactement un siècle, étaient conclus les « accords Sykes-Picot ». Cet événement ne fait l’objet d’aucune commémoration, en un temps où le culte du passé est devenu une obsession publique. Pourtant ces accords ont joué un rôle considérable dans la formation du Moyen Orient moderne ; ils sont en  grande partie responsables du chaos actuel, et rien que pour cette raison, ils mériteraient d’être sortis de la naphtaline des armoires de l’histoire. Mais non ! Et pourquoi donc !

Pour le comprendre, il faut d’abord savoir qui étaient ces Dupond et Dupont de la diplomatie de ce début du 20ème  siècle qui tournaient en rond, au moins par l’imagination, dans les sables du désert.

Mark Sykes (1879-1919), baronnet de son état, après avoir servi comme lieutenant-colonel dans l’armée britannique, était assistant du Secrétaire du War Office comme expert du Moyen- Orient qu’il avait parcouru. Il fut chargé de négocier avec François Georges-Picot, diplomate qui passait pour un bon connaisseur du Liban. Le premier très British, l’autre typiquement Quai d’Orsay, ces deux seconds couteaux du  grand jeu de la Première guerre mondiale n’étaient pas faits pour entrer dans l’histoire. Leurs « accords » n’ont eu droit à une postérité que parce qu’ils ont assez vite débouché sur le géant imbroglio sanglant dont on n’est toujours pas sorti.

Il est vrai que ce style sépia-colonial  donne un certain charme aux combinaisons échafaudées par nos deux « experts »  de la chose proche-orientale. Le démantèlement de l’empire ottoman étant le but de guerre de de l’alliance franco-russo-britannique, il s’agissait  d’en répartir les dépouilles. D’où la division de la région en cinq parties :

    1. Une zone bleue française, d’administration directe formée du Liban  actuel et de la Cilcie (située au sud de la Turquie actuelle) ;
    2. Une zone arabe A, d’influence française, comportant le nord de la Syrie  et la province de Mossoul (que finalement les Français durent laisser aux Anglais qui ne voulurent bientôt plus lâcher cette éponge de pétrole ;
    3. Une zone rouge britannique, d’administration directe formée du Koweït actuel et de la Mésopotamie ;
    4. Une zone arabe B, d’influence britannique, comprenant le sud de la Syrie actuelle, la Jordanie et la future Palestine ;
    5. Une zone brune, d’administration internationale comprenant Saint-Jean d’Acre, Haïfa et Jérusalem.

Hors texte, il était vaguement question de laisser Istamboul – c’est-à-dire Constantinople – à la Russie tsariste dont c’était l’un des buts de guerre. En fait, l’un des objectifs des  accords Sykes-Picot était justement de contrer les gourmandises de Moscou lors du dépeçage espéré de l’Empire Ottoman.

Première perfidie d’Albion

Toutefois, ce sont les Anglais qui les premiers écornèrent les accords Sykes-Picot.

Le 2 novembre 1917, tout-à-fait officiellement, le gouvernement de Sa Majesté déclarait qu’il envisageait « favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif », et qu’il emploierait  « tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif ».Cette lettre adressée à Lord Rothschild était signée par Arthur Balfour, le ministre britannique des Affaires étrangères en personne, et non par un obscur fonctionnaire du Foreign Office. Ce document, connu sous le terme de Déclaration Balfour, prévoyait en fait, sous le prétexte sioniste, de confier la responsabilité de la Palestine aux Anglais, et notamment Jérusalem, dont il n’était pas question de laisser la gestion à ces mécréants laïcards de la République française. Stratégique pour la route des Indes que l’Angleterre voulait conserver envers et contre tout.

Le plus drôle – si l’on ose dire – dans cet imbroglio, c’est que les sieurs Sikes et Picot, déjà  cocufiés, étaient présents dans la Ville sainte lorsque le général britannique Edmund Allenby y fit son entrée le 9 décembre 1917, après une campagne menée tambour battant depuis Gaza. Sykes dut sans doute consoler son compère Picot : le triomphateur du moment ne prit même pas la peine de présenter le diplomate français aux personnalités de Jérusalem réunies pour l’accueillir aux portes de la Ville.

Le leak bolchévique

Peut-être n’aurait-on rien su, du reste, des accords Sykes-Picot s’ils n’avaient été révélés au  gouvernement ottoman par les Bolchéviques en janvier 1918. L’intention des révolutionnaires moscoutaires étaient de montrer au monde entier, et particulièrement aux Etats-Unis, les turpitudes de la vieille diplomatie  impérialiste. Woodrow Wilson, président des Etats-Unis, trouva dans ce « leak » avant la lettre un argument supplémentaire pour fonder un nouvel ordre mondial qui serait dirigé cette fois depuis un centre unique situé à Washington [2].

Sur le moment, le sultan turc s’empressa de transmettre la teneur des accords Sykes-Picot au chérif Hussein, hachémite, c’est-à-dire descendant du Prophète, et  chargé par les Turcs de la garde des lieux très saints de La Mecque. Il avait épousé la fille d’un haut-fonctionnaire turc  et recevait force subsides d’Istamboul. Mais  Hussein avait été pendant toute la guerre soigné aux oignons  par les Anglais, par le truchement, entre autres, de Thomas Edward Lawrence, plus connu sous le sobriquet de « Lawrence d’Arabie », un personnage bizarre [3] attiré par les Arabes comme beaucoup d’homosexuels de cette époque (Gide et autres amateurs du tourisme sexuel avant la lettre dans les colonies).

Lawrence va être pris à son propre piège. Pour encourager Hussein à lutter contre la domination ottomane, Lawrence avait promis au chérif de La Mecque que lui-même et ses  fils Ali, Abdallah et Fayçal régneraient sur des entités indépendantes (Hedjaz, Syrie, Irak, Jordanie) réunies dans une  grande fédération arabe gouvernée depuis La Mecque. « Je voyais bien que si nous gagnions la guerre, écrira plus tard Lawrence, les promesses faites aux Arabes seraient un chiffon de papier. Si j’avais été un conseiller honnête, j’aurais dû renvoyer mes hommes chez eux au lieu de les laisser risquer leur vie pour ces histoires douteuses. Mais l’enthousiasme arabe n’était-il pas notre meilleur atout dans cette guerre du Proche-Orient ? J’affirmai donc à mes compagnons de lutte que l’Angleterre respectait la lettre et l’esprit de ses promesses. Rassurés là-dessus, ils se battirent vaillamment. Pour moi, loin d’être fier de ce que nous faisions ensemble, je ne cessais de remâcher une amère honte » [4]. Cette honte ne le quittera plus jusqu’à sa mort le 19 mai 1935 dans un accident (suicidaire ?) de moto.

La Syrie maléfique

Lawrence n’en conduira pas moins Fayçal, l’un des fils de Hussein, jusqu’à Damas pour l’y faire roi. Mais, comme on vient de le dire, la Syrie avait été laissée aux Français  par les accords Sykes-Picot, et c’est par la force armée qu’ils en chassèrent le cher ami de Lawrence. Lequel fut alors nommé roi d’Irak par les Anglais, et il le restera jusqu’à   sa mort en 1933. Le royaume d’Irak sera aboli par une révolution sanglante en 1958.

Quant à la « Syrie française » – sous mandat décrété par l’ONU – elle fut vivement contestée par les nationalistes arabes, d’autant que le Liban lui fut ôté dès 1920. Sur un mode colonial-violent, l’armée française – la « première armée du monde » après la fin de la Première guerre mondiale –  livre d’importants combats en 1925-1927, bombardant Damas en 1925 : quelque  10 000 Syriens et 2 500 Français y laissent la vie. En 1941, comble de l’humiliation pour le coq gaulois, ce sont des Français qui affronteront d’autres Français, les uns au nom de la France libre de de Gaulle, les autres restés fidèles à Pétain, sous le regard goguenard des Anglais qui comptent les coups. Nouveaux bombardements par des avions gaullistes, cette fois, et 2000 morts en plus au palmarès français. Enfin, la Syrie deviendra indépendante en  1946. Question guerre civile et  bombes aveugles, les Syriens auront été à bonne école. Ils auront aussi appris du mandat français qu’il faudrait « diviser pour régner ». Nos  grands stratèges coloniaux avaient cru bon d’opposer les Alaouites qu’ils cajolaient, aux autres tribus arabes, aux Kurdes, aux Druzes, Damas contre Alep, Lattaquié contre Alexandrette, etc… Cette leçon perverse a elle aussi été retenue.

Aujourd’hui, tout ce qui reste du  grand dessein anglais des années 1910, c’est le « petit roi » de Jordanie, Abdallah II,  le seul descendant du chérif Hussein de La Mecque à régner !

La Grande-Bretagne avait misé sur le mauvais cheval

En fait, la Grande-Bretagne, en partie à cause de Lawrence, avait misé sur le mauvais cheval, cet Hussein plus ou moins corrompu par les Turcs. Ils n’ont pas vu l’avènement d’une nouvelle puissance aux confins du désert, le wahabisme, prêchant un islam rigoureux, incarné  par la dynastie saoudienne. Lawrence lui-même ne voyait dans ces proto-islamistes que des rustres du désert sans goût ni culture, des iconoclastes. Ibn Séoud s’était  taillé un royaume dans les sables du Nedjd qui ne pouvait suffire à sa soif de pouvoir. Celui qui passait encore pour un aventurier, un bédouin sauvage, n’était pas admis à la table des Grands pour la répartition des dépouilles ottomanes.

Aussi Ibn-Séoud de se servir lui-même : il s’empare de La Mecque en octobre 1932. Cependant, n’étant pas descendant du Prophète, il ne peut prétendre au titre de chérif  de La Mecque. C’est donc habillé en simple pèlerin qu’il entre dans le saint lieu le 13 octobre 1924. Le coup de force symbolique n’en est que plus retentissant. Le Royaume saoudien tel que nous le connaissons aujourd’hui va naître peu après. En haine des Anglais qui avaient cherché à l’éliminer, ils s’acoquinent avec les Etats-Unis qui, du même coup, raflent la mise pétrolière. On découvre bientôt que les  grands gisements du monde se trouvent sous  les pieds du monarque wahabite.

L’erreur d’appréciation des Anglais aura coûté fort cher à l’Europe. La déchéance du Vieux monde sera consacrée par la célèbre rencontre de Roosevelt et d’Ibn Séoud à bord du croiseur américain Quincey  le 14 févier 1945. Le partage du trésor pétrolier avait déjà été fait. Le « pacte de Quincey », comme on le nomma ensuite, était stratégique : la stabilité du royaume saoudien ferait maintenant partie des « intérêts vitaux » des États-Unis qui assuraient, en contrepartie, la protection inconditionnelle de la famille Saoud et, par conséquent, celle du Royaume contre toute menace extérieure éventuelle. Premier pacte avec le diable islamique… Roosevelt essaya, au cours de la même rencontre, d’obtenir l’appui du roi  pour la cause sioniste en Palestine. C’était mal connaître le souverain saoudien qui oppose au président des Etats-Unis un non catégorique.

Tout était en place pour de nouvelles tragédies dues à la sottise ou/et la cupidité des princes qui nous gouvernent. Quos vult Jupiter perdere dementat prius. [5]

Notes :

[1] Auteur de Enquête sur l’antisémitisme musulman, Michalon.

[2] Notre article dans NDF, 11 mai 2016.

[3] Lire à ce sujet l’impressionnant Lawrence l’imposteur, de Richard Addlington, Amiot/Dumont, 1954.

[4] Les Sept Piliers de la Sagesse, traduction Charles Mauron, Payot, 1936, p. 345-346.

[5] Ceux qu’il veut perdre, Jupiter commence par leur faire perdre la raison.

NDF

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