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LE DEBAT - Une nouvelle inédite de Jacques Aboucaya

Le Débat

Pour vivre heureux, vivons cachés

Jean-Pierre Claris de Florian, Le Grillon

 

« Regardez-moi dans les yeux ! »

Un classique. Tiré du catalogue des injonctions censées déstabiliser l’adversaire. Voilà bientôt une heure et demie qu’ils débattent. Avec un acharnement, une pugnacité, une conviction qui ne sont pas feints, sans doute, mais doivent beaucoup aux conseillers en communication. Lesquels n’ont rien laissé au hasard, comme il sied lorsque des millions de télévoyeurs sont rivés devant leur poste. L’un et l’autre jettent furtivement, à la dérobée, un regard sur les notes, les statistiques, les phrases qu’il faudra ab-so-lu-ment prononcer et qui devront faire mouche.

 

Car l’enjeu, ce soir, est important. Rien de moins que l’accès à la Présidence de la République. Avec ce que cela signifie, désir de servir son pays, de faire prévaloir ses idées, mais aussi ambition personnelle. Rêve de gloire ou, au moins, de notoriété. Voire envie de jouir des prébendes attachées à la fonction, ce qu’aucun des deux, même sous la torture, se garderait de reconnaître.

 

Pour l’heure ils sont là, assis face à face, devant une table. A bonne distance l’un de l’autre. Assez proches cependant pour que rien, sous la lumière crue des sunlights, ne puisse échapper de leurs mimiques, de leurs gestes, volontaires ou non, et qu’ils ont appris tant bien que mal à maîtriser. L’impassibilité, la faculté de rester impavide sous les assauts de l’adversaire, voilà qui se cultive. Avec plus ou moins de bonheur et de réussite.

 

« Regardez-moi donc dans les yeux ! »

Elle réitère. Avec une véhémence dont la gradation a fait l’objet de maintes répétitions préalables (un dada de son chargé de communication).

 

Comment se dérober sans donner l’impression de capituler, devant les caméras qui les scrutent l’un et l’autre ? Il plonge son regard dans celui de son adversaire. Elle a des yeux verts, d’un vert transparent dont la profondeur, la limpidité évoquent celles d’un lac de montagne. Du moins est-ce l’impression qu’il ressent, tandis qu’un trouble inattendu s’empare de lui.

 

Jamais, jusqu’ici, il n’avait remarqué le magnétisme qui émane d’elle. Il est vrai qu’il n’a jamais eu l’occasion de l’observer d’aussi près. La beauté radieuse de son visage. Son teint d’albâtre, sous la chevelure d’un blond cendré qui descend en torsades sur ses épaules. Ses formes de jeune femme dans la force de l’âge. Ses mains fines, posées à plat sur la table – sans doute un moyen de dissimuler la nervosité qu’elles pourraient trahir. Son parfum, enfin, léger et enivrant, qui lui parvient par intermittence. Légèrement opiacé. A la fois discret et provocant.

 

Elle aussi le regarde sans ciller. Avec intensité. Surtout, ne pas baisser les yeux. Ne manifester aucun signe qui puisse être interprété en sa défaveur. Pourtant, est-ce vraiment la chaleur des projecteurs qui lui met soudain le rouge aux joues ? L’ardeur de la joute verbale qui la fait intérieurement flageoler ?

 

Elle l’observe, elle aussi, pour la première fois. Découvre la régularité de ses traits. La séduction qui sourd de toute sa personne, de ses gestes, de sa voix. Quel âge a-t-il ? Trois ans de plus qu’elle. Elle a potassé sa biographie, comme il a épluché, sans doute, la sienne. Elle n’ignore rien de lui, sinon ce que lui dévoile la proximité soudaine qui les réunit autour de la même table. Elle en est si désarçonnée qu’elle ne trouve plus aucun argument pour répondre à la réplique qu’il vient de lui opposer.

 

Il est vrai que, lui d’ordinaire si sûr, n’a pu que bredouiller cette réponse. Au point de la rendre inintelligible. Fait plus étrange encore, il l’a terminée par un sourire, au lieu de pulvériser, en une de ces formules définitives qu’il affectionne, les arguments de son contradicteur. Son contradicteur… A-t-elle vraiment encore envie d’endosser ce rôle? Elle le regarde, une expression de béatitude peinte sur son visage. Elle se surprend même à répondre au sourire charmeur qui, pour inattendu qu’il soit, ne saurait lui échapper. Que lui arrive-t-il donc ? L’introspection n’est guère de saison. Le chronomètre indique qu’il n’est que temps de conclure, come le leur signifie le modérateur chargé de veiller à l’équité du débat. C’est l’heure de vérité. Celle où les boxeurs rassemblent leurs dernières forces pour terrasser définitivement l’adversaire. C’est elle que le sort a désignée pour prendre d’abord la parole.

 

-Je voudrais, dit-elle d’une voix douce dont le léger tremblement trahit l’émotion, remercier du fond du cœur mon interlocuteur. Ses arguments m’ont convaincue. Il est digne, sans doute plus que je ne le serais moi-même, d’exercer la fonction suprême que nous briguions l’un et l’autre, mais pour laquelle, j’en ai conscience, il est bien mieux qualifié que moi.

 

Ses compétences en matière d’économie comme de géopolitique, sa prestance et son talent d’orateur qui lui permettront de s’imposer dans les instances internationales, son sens profond de la justice, son humanité qui l’incite à prendre en compte le sort des plus faibles de nos compatriotes, tout cela fait qu’il sera, à coup sûr, le meilleur Président qu’aura jamais connu notre République. C’est pourquoi je vous demande de lui apporter vos suffrages.

 

Un murmure parmi les quelques privilégiés conviés au débat. Il enfle comme une rumeur trahissant l’incompréhension, voire le désarroi qui gagne la salle et que fait taire, d’un geste, le challenger ainsi adoubé.

 

-Qu’il me soit permis, chère Madame – je ne saurais vous nommer autrement, même si ce qualificatif est trop faible pour exprimer l’intensité de mes sentiments – qu’il me soit permis, donc, de vous remercier sincèrement pour les paroles que vous venez de prononcer et qui, croyez-le, me vont droit au cœur.

 

Je ne puis néanmoins les accepter sans objections. Car les vertus et les compétences que vous me prêtez devraient vous être attribuées à bon droit. Vous y joignez, en outre, ce dont je n’aurais l’outrecuidance de me prévaloir : la grâce, la beauté, le charme, une féminité irrésistible. Toutes qualités que vous possédez au plus haut degré et que nulle autre que vous ne mettrait avec un tel éclat au service du rayonnement de notre cher pays. Voilà pourquoi je ne saurais trop inciter nos concitoyennes et nos concitoyens à vous porter, par leur vote massif, à la magistrature suprême que vous exercerez pour le plus grand bénéfice et le plus grand bonheur de notre belle patrie. Permettez, très chère Madame, que je vous baise la main.

 

Il s’est levé, a contourné la table, s’apprêtait à un baisemain protocolaire, mais elle l’a devancé. A-t-elle glissé, sous le coup de l’émotion, sur le parquet trop bien ciré ? Toujours est-il qu’elle se retrouve dans ses bras.

 

La photo officielle fut celle d’un couple énamouré, en pleine étreinte. La dernière image, du reste. L’un et l’autre ont tourné le dos à la politique. Modernes Cincinnatus, ils ont acheté un domaine blotti au fin fond de l’Ariège, loin de toute agglomération. Ils y vivent heureux. Ce qui, somme toute, vaut tous les ors des palais officiels.

 

Jacques Aboucaya

Commentaires

  • Quelle belle nouvelle qui transcende la politique pour la rendre romantique ! Magnifique !

  • Très belle nouvelle de Jacques Aboucaya, dont il a le secret ! J’aime beaucoup son néologisme ‘télévoyeurs’ ! Mais alors il ne faut surtout pas penser au dernier débat Marine- Macrotte (comme disent les Hollandais, attention il s’agit des habitants des Pays-Bas !!)., car imaginer Marine au bras de cet Etron, l’horreur et le dégoût le plus profond s’emparent de vous et vous font hurler : Marine sauve toi !

  • Jacques Aboucaya, en écrivain et poète, soit nous arracher à la triste réalité politique pour nous entraîner dans un univers où la haine est remplacée par l'amour il ne s'agit véritablement ni de Marine ni de Macron! Il y a métamorphose comme dans les Contes de jadis. Un grand talent et un style parfait.

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