Des générations sont nées, ont grandi et sont mortes dans les camps de réfugiés, mais la communauté internationale continue d’ignorer les droits politiques des réfugiés palestiniens.
Ce qui m’attriste en tant que réfugié – je suis né et j’ai grandi dans un camp de réfugiés et je me bats pour ne pas y mourir – c’est que la génération de la Nakba est en train de mourir. Dans les camps, il ne reste plus que quelques personnes qui ont encore le souvenir de la vie dans les villages qui nous ont été volés. Elles ne sont que quelques-unes à pouvoir encore raconter comment c’était d’être déraciné et d’être envoyé vivre dans une tente dans un camp de réfugiés. Une partie de mon travail, dans l’histoire orale et les projets des médias au Centre culturel et communautaire à Ibdaa, dans le camp de réfugiés de Dheisheh, est d’interviewer des gens et de récolter les témoignages et les récits qui n’ont pas encore été enregistrés, afin que, lorsque ces personnes mourront, leurs souvenirs et leurs récits ne meurent pas avec elles.
En cette année du soixantième anniversaire, je suis venu ici aux Etats-Unis pour finir mes études et compléter un stage en travaillant avec le Middle East Childrens’s Alliance (MECA) [Association des enfants du Moyen-Orient]. Avant de partir je m’étais promis que pendant ce séjour, je ferais de mon mieux pour susciter la prise de conscience au sujet de la Nakba, et d’aborder la question de ce que ces soixante ans ont signifié pour le peuple palestinien.
Depuis que je suis ici, j’ai constaté que les Américains sont très occupés, ils sont nombreux à avoir deux emplois, leurs pensées sont occupées par leur vie quotidienne. La plupart des gens sont soit indifférents, soit n’ont pas le temps d’y réfléchir, soit encore n’ont pas envie de savoir ce qui est en train de se passer en Palestine, en Irak ou dans le reste du monde. Cela me rappelle ce que m’a dit mon oncle Mahmoud juste avant mon départ.
Mon oncle Mahmoud appartient à la génération de la Nakba. Il a 78 ans maintenant, et a vécu dans le camp de réfugiés de Dhegisheh pendant soixante ans. Il avait dix-huit ans lorsqu’il a été déraciné du village de Jirash, à l’ouest de Jérusalem, qui est maintenant vide et que le gouvernement israélien a transformé en une réserve nationale. Mon oncle est malade. Il ne peut plus bouger ni se déplacer. J’ai été lui rendre visite avant de quitter la Palestine et le camp de Dheisheh parce que je craignais qu’il ne décède pendant mon séjour aux Etats-Unis. Je lui ai dit que j’allais en Amérique pour étudier, et que j’allais prendre avec moi une de nos clés familiales [clés des maisons qu’ils ont dû fuir]. Il m’a demandé pourquoi, et je lui ai expliqué que je la montrerais aux Américains et que je leur raconterais : comment nous avions des maisons et des villages ; comment nous en avions conservé les clés, bien que nos maisons furent détruites, il y a soixante ans ; comment nous gardions encore un droit à cette terre. Après un moment il me répondit avec une moue ironique : « Quoi ? Les Américains ? Qu’est-ce que notre situation peut bien leur faire ? ». Je lui avais répondu qu’il était important, puisque le gouvernement américain soutenait l’occupation israélienne, de faire connaître aux Américains notre situation et nos droits politiques, et il a rétorqué : « Je vis dans ce camp de réfugiés depuis soixante ans, j’ai vu des gens de partout dans le monde, y compris des Américains, venir nous voir. Mais rien ne change. Nous sommes encore dans le camp. » Il est persuadé que les gens sont indifférents à la souffrance des réfugiés palestiniens et à notre désir de retourner dans nos terres.
Mon oncle a été le premier à m’amener à notre village détruit de Zakariah, et aussi au village d’origine de ma mère, Jirash, également détruit. C’est lui qui m’a appris l’histoire de ce qui s’est passé en 1948. Il a été à mes côtés lorsque je faisais visiter le camp à des délégations d’écoles venues d’Europe, des Etats-Unis et même d’Israël, et c’est lui qui leur expliquait l’histoire de la Nakba.
Mon oncle était fermier au village, ensuite, en tant que réfugié, il est devenu ouvrier. Lorsque lui et sa famille ont fermé la porte de leur maison, ils ont pris la clé, car ils pensaient qu’ils reviendraient quelques jours plus tard, dès que les violences auraient cessé. Dans le camp, mon oncle a refusé d’ajouter un étage à sa maison, même si sa famille grandissait. Il insistait sur le fait que ce bâtiment était provisoire, et qu’un jour il retournerait chez lui dans son village. Pendant sa vie dans le camp, il a vu les colonies israéliennes engloutir des terres palestiniennes ; il a vu la construction de murs et de prisons, et beaucoup de gens se faire tuer. Il a perdu un fils au cours de la première Intifada en 1989. A cette époque, le camp même de Dheisheh est devenu une prison entourée d’une barrière de huit mètres de haut, avec une seule entrée et sortie. Maintenant c’est l’ensemble de la Palestine qui est devenue une prison. Mon oncle Mahmoud a passé l’entièreté de sa vie dans cette prison.
Le mois passé, le président états-unien Georges Bush s’est rendu en Palestine pour des négociations de dernière minute avant de quitter la Maison Blanche. Il a passé tout près de notre camp lorsqu’il est allé visiter l’Eglise de la Nativité à Bethléem. Mais, une fois de plus, il a dénié le droit au retour des réfugiés palestiniens. Il ne se rend pas compte à quel point les réfugiés palestiniens sont engagés pour ce droit. Il n’a jamais rencontré mon oncle, ni les centaines d’enfants qui apprennent la force et l’engagement pour le droit au retour de leurs aînés. La génération de mon oncle a passé leurs clés à la génération suivante, qui a fait de même. Ma mère est décédée, il y a vingt ans. Elle m’avait demandé d’enterrer ses restes au village quand nous y retournerions. Ceux qui restent encore de la génération de la Nakba s’en vont. Au lieu de rêver de rentrer dans leur patrie, ils rêvent d’y être un jour enterrés. Leurs enfants, comme moi, et la génération suivante, celle des enfants qui sont nés et jouent dans les rues et dansent à Ibdaa, portent maintenant les lourdes clés de la maison de leurs familles, ils continuent à lutter pour leurs droits et leur rêve de rentrer chez eux.
(Ziad Abbas est journaliste et co-directeur du Centre culturel et communautaire de Ibdaa, dans le camp de réfugiés de Dheisheh, en Palestine. Il est actuellement étudiant aux Etats-Unis et travaille dans la Middle East Children’s alliance (MECA) [Association des enfants du Moyen-Orient].)