"Le radiogramme de la victoire"
Un épisode peu connu de la guerre des codes secrets lors de la Grande Guerre
Au début de l’année 1918, la Grande Guerre en est dans sa quatrième année et aucune issue ne semble se dessiner. Dans chaque camp, les troupes sont au bord de l’épuisement, et les Français comme les Allemands attendent avec angoisse une attaque de l’ennemi qui risque fort d’être la dernière, car elle fera nécessairement appel aux derniers soldats encore en état de combattre. Dans une telle situation, la connaissance des préparatifs et des mouvements de l’adversaire devient primordiale, le renseignement est indispensable.
La France obtenait, à l’époque, l’essentiel de ses renseignements par les écoutes du trafic radiotélégraphique réalisées à la tour Eiffel sous la direction de Général Ferrié. Mais les plus importants messages capturés étaient chiffrés (i.e. transformés à l’aide d’une clé secrète, et ainsi rendus incompréhensibles si on ne connaît pas cette clé pour les déchiffrer). Les Allemands utilisaient pour ce faire différents systèmes : UBCHI, ABC, etc. Heureusement les Français avaient au cabinet du Ministre de la Guerre un Service du Chiffre, très compétent capable de les décrypter. Ce Service, aussi appelé « le cabinet noir », était dirigé par le général Cartier. Les résultats de ce service étaient transmis au capitaine Marcel Guitard, chef du Service du Chiffre au Grand Quartier Général, qui les exploitait. Mais ces décryptements exigeaient un travail considérable pouvant prendre plusieurs semaines, voire plus.
Or fin 1917, les Allemands, se doutant que les Français décryptaient leurs messages, mettent au point un nouveau procédé de chiffrement : le GEDEFU 18, conçu par le colonel Nebel, et utilisant les seules lettres ADFGX. Ils jugent ce nouveau système indécryptable, tout au moins dans des temps suffisamment courts pour permettre à l’ennemi d’exploiter les renseignements obtenus. En outre ce système est très bien adapté à leurs besoins pour les transmissions radiotélégraphiques ; et le 5 mars 1918 ils décident de le mettre en œuvre en prévision des prochaines attaques.
Le cabinet noir voit alors arriver avec étonnement des télégrammes écrits exclusivement avec les cinq lettres A, D, F, G, X ; ils baptisent ce système : ADFGX ! Pour les Français c’est le signe tant attendu : la dernière offensive allemande se prépare, et il est vital de casser ce nouveau système. Cependant la surprise est douloureuse : le système paraît hermétique et les messages sont encore trop rares : le problème semble impossible à résoudre.
Mais, si tous les cryptologues du cabinet noir étaient remarquables, l’un d’eux était un cryptologue de génie : le capitaine Georges-Jean Painvin (1886-1980). Issu d’une famille de polytechniciens et de mathématiciens, il était lui-même polytechnicien (promotion de 1905), sorti major de cette école, et ingénieur des mines. Dès 1911, il avait été nommé professeur de géologie, chimie et paléontologie à l’école des mines de Saint-Etienne, puis de Paris. Mobilisé en 1914 comme officier d’ordonnance du général Maunoury, il se lie d’amitié avec le capitaine Paulier, chef de la section du Chiffre, qui l’initie aux arcanes de la cryptographie. Ses premiers décryptements font sensation au point que Cartier le demande. Malgré les interventions personnelles du Ministre de la Guerre Millerand, il préfère rester auprès de Maunoury auquel il est très attaché. Mais au début de 1915, Maunoury est très grièvement blessé, perd la vue et doit abandonner son commandement. Painvin consent alors à rejoindre le cabinet noir. Dès lors ses exploits cryptographiques ne se comptent plus. Il décrypte les chiffres autrichiens et allemands, en particulier les messages qui ont permis de confondre la célèbre espionne Mata-Hari. Il est récompensé par l’Italie qui le fait Chevalier de la Couronne (1916) et l’Angleterre qui lui décerne la Military Cross (1917).
De fin mars à fin mai 1918, les premières attaques allemandes sont accompagnées d’un nombre croissant de messages, fournissant à Painvin une matière suffisante : début avril, il réussit enfin ses premiers décryptements en cinq jours. Fin mai, il est capable de décrypter les messages en 24 heures ! Mais le 1er juin, les Allemands changent leur système : une lettre est ajoutée, le « V » : c’est l’ADFGVX. Tout est à refaire ! Les radiotélégrammes allemands sont plus nombreux : l’attaque finale est proche. Mais où aura-t-elle lieu ? Cinq axes d’attaques étaient possibles : Les Flandres, Amiens, Compiègne, Reims ou Verdun ? Il fallait à tout prix déterminer cet axe car on ne pouvait disperser les quelques divisions de réserve.
Le 2 juin à 19 heures, Painvin envoie ses résultats à Guitard qui traite tous les messages du 1er juin. Il voit alors un télégramme assez anodin: « Hâtez l’approvisionnement en munitions, le faire même de jour tant qu’on n’est pas vu ». Ce télégramme le frappe : il est envoyé par le Haut Commandement allemand près de Coblence à un état major d’armée situé à Remaugis, au nord de Compiègne. Guitard le porte au Deuxième Bureau dont le commandant, le colonel de Cointet éclate de joie : « Tout doute est levé, vous nous apportez l’élément qui nous manquait : l’attaque se fera sur Compiègne », s’écrie-t-il. Ce texte est aussitôt retransmis au général Pétain qui le répercute le 3 juin à 19 heures aux généraux Foch et Fayolle. Grâce à ce décryptement, ils avaient quelques jours devant eux pour préparer la contre-attaque, et ils font appel au général Mangin pour la conduire.
Mangin constitue un corps d’armée avec les cinq divisions de réserve mises sous son commandement et qu’il faut transférer sur le front. L’attaque allemande est lancée le 9 juin, Mangin décide de lancer sa contre attaque le 11 juin à 11 heures, contre l’avis de Foch et Fayolle qui estimaient qu’il valait mieux attendre le 12. La veille, Mangin reçoit les généraux des divisions et leur remet l’ordre d’exécution. Ils sont effarés par une telle audace. Mangin écoute longuement leurs objections. Eux aussi préconisent le 12. Mangin leur répond en exposant son analyse de la situation ; il compte sur l’effet de surprise et conclut par l’ordre : « Demain, à 11 heures, vous attaquerez ! ».
La contre attaque réussit et bloque les opérations allemandes qui s’éteignent peu à peu : Paris est sauvé ; le gouvernement français, qui, sur orydre de Clemenceau, s’apprêtait à quitter la capitale, put se réinstaller dans ses locaux. Mangin poursuit ses attaques en juillet, et progressivement tout le front s’écroule. Cette bataille, dite de Courcelles-Méry, fut le tournant de la guerre et permit aux alliés de reprendre l’initiative des opérations qu’ils garderont jusqu’à la victoire finale.
Le colonel de Cointet félicita Guitard pour cet exploit du Chiffre, dû à Painvin, en ces termes : « Le Chiffre n’aurait-il rendu que ce service, n’aurait-il décrypté que ce message, que tous les sacrifices consentis pour lui sont aujourd’hui largement payés ». Et il donna à ce message le surnom qui lui est resté : « Le radiogramme de la victoire ».
Le capitaine Painvin fut décoré de la légion d’honneur le 14 juillet 1918 -il a alors 32 ans- pour « services exceptionnels rendus aux armées ». Cet épisode de la Grande Guerre est resté secret pendant près de cinquante ans et ne fut dévoilé que dans les années 1960, au grand étonnement de beaucoup d’historiens.