La tempête financière a tout soufflé dans cette petite île qui est passée du statut d'État parmi les plus riches du monde à celui de pays au bord de la banqueroute.
Il continue de s'habiller en banquier. Costume sombre, chemise blanche et fines lunettes cerclées d'or. Mais la carte de visite qu'il tend est «la dernière» qui lui reste. Et quand il consulte son Blackberry, c'est désormais sur les photos de son petit-fils qu'il tombe. Kristjan Davidsson, 47 ans, directeur international du secteur de la pêche à la banque Glitnir, a été licencié jeudi. «Ou plutôt, on m'a annoncé qu'on n'avait plus besoin de moi, précise-t-il. Que je devais rendre ma voiture de fonction, mon ordinateur portable et mon Blackberry ce samedi. C'est tout. Je ne sais même pas si j'aurais droit à des indemnités.»
Dans cette petite île pourtant habituée aux éléments déchaînés, la tempête financière a tout soufflé : en une semaine, l'Islande est passée du statut d'État parmi les plus riches du monde à celui de pays au bord de la faillite. Arrivée en tête, l'an dernier, du classement par l'ONU des «pays où l'on vit le mieux», l'île de 313 000 habitants vient d'être mise aux enchères sur eBay, pour 99 pence !
Le secteur financier, qui représentait près de dix fois le PIB, est désormais exsangue, coupé des capitaux étrangers. La couronne islandaise a perdu, en un mois, plus de 40 % de sa valeur. Les Islandais ne peuvent plus acheter de devises étrangères, si ce n'est sur présentation d'un billet d'avion, et à concurrence de 300 € par personne. «Si j'ai obtenu un billet de 500 €, s'amuse Kristjan, invité la semaine prochaine pour une conférence en Norvège, c'est tout simplement parce que la banque n'avait plus d'autres coupures…».
Comme les deux autres grandes banques islandaises, ruinées en l'espace de quelques jours, Glitnir vient d'être nationalisée. Les économistes s'attendent à plus de 1 500 suppressions d'emplois sur les 8 700 du secteur. Pourtant, Kristjan garde le sourire : «Moi, j'ai de la chance : j'ai un psychiatre - ma femme - à la maison ! s'exclame-t-il. Mes enfants sont grands, et mon prêt ne représente que 30 % de la valeur de ma maison. Je n'ai perdu que mes économies, placées en actions de Glitnir !»
Les petits épargnants ont perdu toutes leurs économies
Mais pour d'autres, c'est la catastrophe. Ces cinq dernières années, le revenu des ménages avait augmenté de 45 % en moyenne. Leur endettement avait doublé, tandis que tous se faisaient construire de magnifiques maisons et s'équipaient de luxueux véhicules tout terrain, entièrement financés par des emprunts en yens ou en francs suisses. Avec la dévaluation de la couronne, certains foyers ont vu doubler le montant de leurs échéances… tandis que la valeur de leurs biens s'effondrait. Quelque 85 000 petits épargnants ont perdu toutes leurs économies. Quant à l'inflation, elle a bondi de 14 % en septembre. Une cellule de soutien psychologique vient d'être ouverte à Reykjavik, comme lors de la dernière éruption volcanique…
À première vue, cependant, rien n'a changé dans la capitale. Des 4 × 4 dernier cri encombrent toujours les petites rues du centre-ville. Les magasins sont pleins. «Je n'ai pas encore subi de baisse de fréquentation, affirme Erna Kaaber, patronne d'un Fish & chips bio. Mais j'ai fait un important stock de riz, car je sais que les prix vont fortement augmenter lors de la prochaine livraison. Quant aux salades, importées des États-Unis, je vais devoir arrêter : on ne va bientôt plus pouvoir se les offrir…»
À la crise, il y a des conséquences plus dramatiques. Une journaliste parle de «suicides», mais confie-t-elle, «on nous a demandé de ne pas en parler, pour ne pas donner d'idées à d'autres désespérés…». Et des «dommages collatéraux» stupéfiants, comme cette tournée de l'Orchestre symphonique d'Islande, annulée il y a quelques jours par les Japonais, apeurés par la «réputation» de ce pays !
Aucun membre de l'Union européenne ni aucun des alliés traditionnels de Reykjavik n'est venu à la rescousse. Pis : dans le but de protéger les dépôts de milliers d'épargnants britanniques, Londres n'a pas hésité à utiliser la législation antiterroriste pour geler les avoirs des banques islandaises au Royaume-Uni ! Du coup, un rapprochement avec l'UE, évoqué au début de la crise, n'est absolument plus d'actualité. «Dans une telle situation, on doit se chercher de nouveaux amis», a lâché, visiblement amer, le premier ministre, Geir Haarde.
Et la semaine dernière, à la stupeur générale, on apprenait que Reykjavik était en train de négocier l'octroi d'un prêt de 4 milliards d'euros par Moscou ! «Je crois que la fuite a été organisée pour faire réagir nos alliés de l'Otan, explique Karl Blondäl, rédacteur en chef adjoint du grand quotidien Morgunbladid.Mais, à part une vague proposition norvégienne, il ne s'est rien passé… Même si je ne pense pas qu'il y aura des conditions formelles liées à ce prêt, il nous sera désormais difficile de protester contre l'entraînement des avions de chasse russes, qui survolent notre île tous les mois…»
Directeur de l'Institut de recherches économiques islandais, Gunnar Haraldsson, lui, espère toujours une intervention du FMI. «Heureusement, les bases de notre économie sont saines, affirme-t-il. Les industries de l'aluminium et de la pêche sont fortes. Mais cette crise va avoir des effets négatifs sur d'autres secteurs, comme le commerce. En tout cas, nombre d'Islandais vont devoir changer de vie.»
Ce sera le cas de Kristjan Davidsson. «J'ai commencé à travailler à 16 ans, comme pêcheur, sur le bateau de mon père, raconte-t-il. C'était mon rêve de devenir marin. Je ne sais pas pourquoi je me suis laissé embarquer, en 2001, dans la banque… Avec mes 47 ans et mon arthrite, je ne pense pas pouvoir reprendre ce métier très dur, mais ce qui est certain, c'est que je vais revenir dans le secteur de la pêche.»
Comme lui, ils sont nombreux à placer leur espoir dans la mer. Le secteur de la pêche n'est, pour l'instant, guère touché par la crise, et représente environ 60 % des exportations de marchandises. Si l'Islande «peut rebondir», comme l'assure le président, Olafur Ragnar Grimsson, ce sera notamment grâce à la mer. Dans ce pays rude, l'un des plus pauvres du monde jusque dans les années 1970, il reste, selon lui, «un énorme potentiel pour la production d'énergie renouvelable, d'importantes ressources halieutiques et les beautés naturelles» du paysage, qui attirent de nombreux touristes.
«Mes parents, restés au village de Thingeyri, niché au creux d'un fjord au nord-ouest du pays, n'ont entendu parler de la crise qu'à la télévision, explique Kristjan. Là-bas, on n'a jamais obtenu de prêt, on vit encore du poisson.» Pour Halldor Halldorsson, président de l'Association des communes d'Islande, ce sont justement les municipalités rurales, qui ont souffert pendant la période d'expansion, qui pourraient jouer un rôle clé dans la reconstruction de la société. «Ce week-end, je vais aller voir mon ami d'enfance, qui élève des moutons à Thingeyri, raconte Kristjan. D'habitude, je lui apporte des fruits et des légumes, car je sais qu'il ne peut guère s'en offrir. Mais là, je sais qu'il me fera un bon prix pour sa viande.»
«L'important, c'est que tout le monde se serre les coudes»
Le retour de la solidarité au sein de cette grande famille - si l'on remonte à la sixième génération, tous les Islandais sont apparentés -, la fin du consumérisme, de la course effrénée à l'argent, voilà qui n'est pas une si mauvaise chose, admettent de nombreux Islandais. «Nous voilà devant une chance de créer une société plus saine !», lance Karl Blondäl. «Et puis, tout n'est pas si noir, tempère Gudny Einarsdottir, DRH dans une entreprise de biotechnologie. Il y a encore des sociétés qui embauchent ! Le plus important, c'est que tout le monde se serre les coudes. La semaine dernière, je n'ai jamais reçu autant d'invitations chez mes amis.»
Même constat pour le père Jakob Rolland, chancelier du diocèse de Reykjavik, qui a organisé plusieurs veillées de prières et dîners gratuits pour les paroissiens : «On constate déjà un retour aux vraies valeurs, la famille, la solidarité, l'éducation, assure le prêtre. Maintenant les jeunes, qui ont souvent été trop gâtés, vont retrouver les joies simples, le plaisir d'être ensemble. Et leurs grands-parents, qui en ont vu d'autres, leur apprendront à accommoder les restes de poisson.»
Le Figaro - 20 octobre 2008
La lumière vient du nord