Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mémoire collective

  • Poilus et casques à pointe: mémoires asymétriques

    1684075376.jpg
    Fantassins allemands dans un trou d'obus à Verdun
    1797210701.jpg
    Soldats français à Verdun 

    Le décès d'un poilu émeut la France entière et fait l'objet d'hommages. Côté allemand, les anciens combattants de 14-18 vivent et meurent presque en silence. Un contraste révélateur d'un décalage dans les mémoires collectives. Aperçu en quatre portraits.

     

     

    Le 20 janvier dernier, la France apprenait le décès de l'avant-dernier poilu rescapé de la "Grande Guerre", Louis de Cazenave (110 ans). Des obsèques nationales ayant été refusées par le défunt, Nicolas Sarkozy a néanmoins formulé un hommage sobre: présentant les "condoléances de la Nation", il a rappelé à la population le devoir de mémoire "pour les 1,4 million de combattants français qui ont fait le sacrifice de leur vie" et pour tous les autres, blessés et mobilisés. Le ministère français de la Défense s'est fendu lui aussi d'un communiqué. Celui qui participa à contre coeur à la Bataille du chemin des Dames, qui reçut à 98 ans Croix de guerre et Légion d'Honneur (après des années de réticence) et qui affirmait volontiers son pacifisme, aura donc fait l'objet d'une attention nationale particulière.

     

    Quelques jours après l'événement, c'est vers Lazare Ponticelli (110 ans) que s'est tournée la presse. Désormais dernier poilu, ce vétéran d'origine italienne et naturalisé Français en 1939, surprenait: en annonçant subitement qu'il accepterait des obsèques nationales, après s'être lui aussi opposé souvent à cette idée (lancée à l'époque par M. Chirac). Il a toutefois déclaré souhaiter des funérailles sobres, "dans la dignité, sans tapage important ni grand défilé" ainsi qu'"une messe aux Invalides en hommage à ses camarades morts dans cette horreur de la guerre". En plus de la commémoration annuelle de l'Armistice (le 11 novembre), la France pourra donc rendre à son "dernier des derniers" l'adieu national souhaité.       

     

    En Allemagne, les choses sont différentes: c'est avec plus de trois semaines de retard – et grâce à la vigilance, semble-t-il, d'un internaute – que la presse allemande a fait part du décès d'Erich Kästner, survenu le 1er janvier 2008 à Hanovre. Âgé de 107 ans, cet homme aurait été le dernier soldat allemand de la Première Guerre mondiale encore en vie. C'est ce qu'affirment Die Welt ainsi que le Spiegel, avec réserve toutefois. Car l'Allemagne ne possède pas d'organisme chargé du recensement de ses anciens soldats et ni la Fédération des associations d'anciens combattants ni même le ministère de la Défense ne se disent en mesure de fournir des informations. Erich Kästner aurait servi dans un bataillon spécial d'infanterie ("Bataillon Hauck", en Flandres) durant les quatre derniers mois de la guerre 14-18. Mais ce qu'il a vécu à 18 ans est resté dans l'ombre de la Seconde Guerre mondiale à laquelle il a également participé, comme Major auprès des canons antiaériens à Angers, puis comme officier au sein de l'armée de l'air. Tout cela avant de devenir juge à Hanovre.

     

    Pourquoi si peu d'éclairage sur les anciens combattants allemands de 14-18? La presse s'interroge, mettant en relief la différence de perception entre les diverses nations impliquées. Côté allemand, la Première Guerre mondiale s'est vue éclipsée par la Seconde bien plus culpabilisante, destructrice et traumatisante: multiples sont les raisons pour l'Allemagne de traiter le passé autrement que la France, la Grande-Bretagne ou le Canada* par exemple. "Toute forme de commémoration d'événements militaires est considérée comme problématique ici", rappelle Bernhard Chiari, porte-parole de l'Institut de recherche militaire.

     

    Le flou allemand peut laisser perplexe. Pourquoi la presse est-elle si discrète à propos d'un certain Franz Künstler, un autre vétéran de la Première Guerre? Parce qu'il a combattu non pas directement au sein de l'armée impériale allemande, mais de son alliée austro-hongroise? Il vit pourtant en Allemagne, dans le Baden-Wurtemberg. Né dans la ville de Soost (actuelle Roumanie), enrôlé à 17 ans dans le Vème régiment d'artillerie, ce soldat a combattu sur le front italien et vécu la défaite hongroise à la bataille de Piave**. Lui qui aurait voulu devenir avocat a connu au lieu de cela un destin partagé par bien d'autres, notamment un nouvel enrôlement – comme courrier en Ukraine – lors du deuxième conflit mondial et un jugement en cour martiale parce qu'il refusait de combattre pour le parti nazi hongrois. En 1946, Franz Künstler parvient à fuir. Il vit actuellement à Niederstetten (Baden-Würtemberg), en toute discrétion: "L'Allemagne a une autre tradition que la France. Ici, pas de cérémonie pour les soldats de la Première Guerre et être Kriegsveteran n'est pas nécessairement connoté de façon positive", souligne M. Stoschus, une connaissance de Franz Künstler.

     

    Sur liste rouge et n'acceptant pas d'interview, Franz Künstler (dont la  mémoire serait "phénoménale") se réjouit néanmoins toujours d'accompagner les visiteurs au musée de la chasse de Niederstetten: à 107 ans, il y est le doyen des guides!      

     

     

     

    * Dominion de la couronne britannique, le Canada s'est engagé dès 1914 dans la Première Guerre mondiale et a connu des pertes humaines très importantes. Mais il ressort du conflit avec un sentiment d'unité renforcé, marquant la genèse de son statut de nation.

    ** Cette bataille a marqué l'ultime offensive austro-hongroise de la guerre.

     

     

     

    (Source: La Gazette  de Berlin -Anne-Sophie Subilia)