Un keffieh beige sur la tête pour masquer la kippa, Yéhia Moussa arrive en famille au rendez-vous fixé dans le parc Asser, qui surplombe Sanaa. Il est le rabbin de la minuscule communauté juive de la capitale yéménite : douze familles obligées de vivre recluses dans un «complexe touristique» gardé par la sécurité publique, depuis qu'elles ont été attaquées dans leur village d'al-Salem, au nord du Yémen. C'était en décembre 2004. «On ne voulait plus de nous là-bas», se souvient, amer, Yéhia, 30 ans, père de quatre enfants. Les rebelles de la minorité zaïdite (chiite) leur reprochaient d'être soutenus par l'armée du président, Ali Abdallah Saleh, qu'ils affrontaient alors.
Après des décennies de coexistence relativement harmonieuse avec leurs voisins musulmans, tout a basculé lorsque des hommes masqués adressèrent une lettre de menace au rabbin : «Après surveillance précise des Juifs d'al-Salem, il est clair qu'ils agissent pour servir le sionisme mondial.» Et d'assortir l'avertissement d'un ultimatum de dix jours pour plier bagages. Finalement, les Juifs d'al-Salem furent d'abord évacués vers la ville voisine de Saada et, un mois plus tard, en hélicoptères militaires jusqu'à leur minighetto de Sanaa, face à l'ambassade américaine.
«Ici, au moins, on se sent en sécurité», se félicite Souleiman, le vieux père de Yéhia. Mais depuis, la plupart ont perdu leur travail. Et cinq ans après, leurs biens n'ont toujours pas été restitués. Les 57 Juifs de Sanaa, religieux en majorité, vivent littéralement sous perfusion : tous les mois, la présidence de la République verse l'équivalent de 18 euros à chacun d'eux, et offre un peu de nourriture aux familles.
Neuf siècles avant Jésus-Christ
Yéhia, Souleiman et les autres sont pourtant les descendants de l'une des plus vieilles communautés juives au monde. Dans le sillage des caravanes du roi Salomon, les premiers Juifs s'installèrent au Yémen neuf siècles avant Jésus-Christ, bien avant la présence musulmane. Mais la communauté lutte désormais pour sa survie. Ils ne sont plus que 350, répartis entre Sanaa, Kharef et Raïda. Ils étaient plus de 60 000 au début du siècle dernier. La plupart ont émigré après la création d'Israël en 1948, lorsque l'opération «Magic Carpet» vida le vieux quartier juif de Sanaa de ses habitants.
En restera-t-il encore dans cinq ans ? Le harcèlement, les pressions et parfois les attaques se multiplient dans un pays où l'islam radical a le vent en poupe. En décembre, le rabbin Moshe Nahari, 38 ans, père de neuf enfants, a été tué près de chez lui à Raïda. L'assassin, un ancien pilote de l'armée de l'air, fut déclaré mentalement instable… Quelques semaines plus tard, l'offensive israélienne à Gaza aggrava encore les tensions entre Juifs et musulmans. «Regardez cette revue, lance Yéhia, en tendant “Yemen Online”, elle écrit qu'on reçoit de l'argent de l'étranger, mais c'est faux !», s'insurge le rabbin. Officiellement, le pouvoir les protège. Mais en fait, l'attitude des autorités est ambiguë. «Les promesses du gouvernement en matière d'indemnisation ou d'octroi de terrain aux Juifs n'ont pas été tenues», déplore l'intellectuel musulman, Mahmoud Taha, qui joue les médiateurs entre la communauté et le régime.
Devant le journaliste, Yéhia et les siens louent «Allah et le président Saleh». Mais loin des micros, les langues se délient. «Un jeune de Raïda qui voulait venir célébrer le shabbat à Sanaa la semaine dernière n'a pas pu entrer dans notre quartier, car les gardes du ministère de l'Intérieur lui ont réclamé une autorisation officielle» , se plaint un de ses amis.
«Nos racines sont ici»
Ces derniers mois, une vingtaine ont émigré en Israël, à la faveur d'opérations spéciales de l'Agence juive. «C'est leur choix» , répond laconiquement Yéhia. Le pouvoir ne les freine pas. Mais les Juifs du Yémen ne discutent pas publiquement de leurs velléités de partir.
«On vit ici, on mourra ici» , jure Naami, la mère de Yéhia, recouverte des pieds à la tête d'une longue tunique noire, comme les autres femmes yéménites. «Nos racines, nos traditions sont ici, poursuit Yéhia. D'accord Israël est le pays des Juifs, j'ai des oncles là-bas, mais nous désapprouvons leur politique vis-à-vis des Palestiniens.» Les Juifs yéménites ont appris l'art de la dissimulation, pour ne pas s'attirer d'ennuis. Pourtant, les plus jeunes pressent leurs parents de les laisser partir. Les filles (70 % des adolescents) ne trouvent plus de maris, sauf à faire venir des Juifs de la diaspora… qui repartiront ensuite avec leurs épouses.
Le Figaro - 27 mai 2009
Commentaires
«Nos racines sont ici» : eux, au moins, ont le droit d’avoir des racines !