La rentrée
Je vais vous dire ce que me rappellent, tous les ans, le ciel agité de l'automne, les premiers dîners à la
lampe et les feuilles qui jaunissent dans les arbres qui frissonnent ; je vais vous dire ce que je vois
quand je traverse le Luxembourg dans les premiers jours d'octobre, alors qu'il est un peu triste et plus
beau que jamais ; car c'est le temps où les feuilles tombent une à une sur les blanches épaules des
statues. Ce que je vois alors dans ce jardin, c'est un petit bonhomme qui, les mains dans les poches et
sa gibecière au dos, s'en va au collège en sautillant comme un moineau. Ma pensée seule le voit ; car
ce petit bonhomme est une ombre ; c'est l'ombre du moi que j'étais il y a vingt-cinq ans.
Il y a vingt-cinq ans, à pareille époque, il traversait, avant huit heures, ce beau jardin pour
aller en classe. Il avait le coeur un peu serré : c'était la rentrée.
Pourtant, il trottait, ses livres sur son dos, et sa toupie dans sa poche. L'idée de revoir ses
camarades lui remettait de la joie au coeur. Il avait tant de choses à dire et à entendre! Ne lui fallait-il
pas savoir si Laboriette avait chassé pour de bon dans la forêt de l'Aigle ? Ne lui fallait-il pas
répondre qu'il avait, lui, monté à cheval dans les montagnes d'Auvergne ? Quand on fait une pareille
chose, ce n'est pas pour la tenir cachée. Et puis c'est si bon de retrouver des camarades! […] Il se
sentait tout léger, à la pensée de revoir Fontanet.
C'est ainsi qu'il traversait le Luxembourg dans l'air frais du matin. Tout ce qu'il voyait alors, je le vois
aujourd'hui.
C'est le même ciel et la même terre; les choses ont leur âme d'autrefois, leur âme qui m'égaye et
m'attriste, et me trouble ; lui seul n'est plus.
C'est pourquoi, à mesure que je vieillis, je m'intéresse de plus en plus à la rentrée des classes.
ANATOLE FRANCE - 1844-1924
Le livre de mon ami
Lauréat en 1921 du Prix Nobel de littérature
pour l'ensemble de son oeuvre.
Commentaires
Merci Gaëlle.
En dehors de sa beauté formelle que je ne saurais commenter ni expliquer, ce que je trouve de passionnant dans ce texte, c’est ce qu’on y apprend :
Le petit Anatole n’arrivait pas à l’école l’insulte à la bouche,
il n’emportait pas de couteau dans sa gibecière, mais des livres,
visiblement, il ne songeait guère à ‘emprunter’ les vélos de ses camarades,
l’idée ne lui venait pas de donner des coups de couteaux ou de poings à ses camarades ou ses enseignants !
Mais alors qu’allait-il faire dans cette école ? Je vous le donne en mille : Il y allait pour travailler ! C’est incroyable !
C'était donc cela la Civilisation .!
Aujourd'hui le petit écolier blanc et parisien qui s'en va à l'école prend la piste des Comanches chaque jour .Paris ,terre des pires aventures .