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Le Point : Pour vous, c'est quoi, l'Europe ?
Jean-François Mattéi : L'Europe est essentiellement une identité culturelle qui n'a jamais réussi à réaliser son unité politique. Ce ne fut pas le cas à l'époque des Romains, puisque l'Empire s'est effondré. Ce ne fut pas le cas ensuite à l'époque de Charlemagne, ni même à celle de Napoléon. C'est d'autant plus paradoxal que ce sont l'Europe et les Européens qui ont inventé la politique et la démocratie. Or l'Europe n'est pas parvenue à s'unir, alors qu'elle avait trois facteurs d'unité évidents : la science grecque, le droit romain et la religion chrétienne, qui fut son ciment culturel. Ce qui m'intéresse, c'est donc moins l'Europe actuelle dans ses échecs que la substance culturelle qui la constitue dans ses réussites.
Les réussites de l'Europe vous paraissent à ce point remarquables ?
Valéry avait déjà noté que tout est venu à l'Europe et que tout en est venu. En science, en politique, en éducation, en musique... toutes les inventions sont européennes depuis cinq ou six siècles. C'est là une fécondité extraordinaire et en même temps un échec tout aussi extraordinaire à s'unifier politiquement. Les États-Unis, peuplés d'Européens, ont au moins réussi leur unification, mais pas l'Europe, qui s'est toujours déchirée en des guerres sanglantes. Elle n'a pas été à la hauteur de ses ambitions culturelles et de ses exigences éthiques.
Vous proposez pourtant à l'Europe une devise très positive, celle de Charles Quint.
Lorsque Charles Quint corrige le proverbe latin appliqué aux Colonnes d'Hercule entre Gibraltar et Ceuta : "Nec plus ultra", pour en faire la devise de l'Espagne, il supprime l'interdiction,"Nec", et garde la transgression "Plus ultra". C'est-à-dire l'idée d'"aller plus loin" dans les explorations et les découvertes. Dans la pensée européenne, ce qui est important, c'est le besoin d'outrepasser toutes les frontières.
Une devise un peu agressive.
Je ne crois pas, parce qu'il s'agit moins d'action militaire que de conquête de la connaissance sur le plan théorique et de l'humanité sur le plan pratique. C'est ainsi que l'Europe a imposé au monde la religion chrétienne, tout en faisant en sorte de promouvoir l'éthique et la politique avec l'humanisme, la démocratie et les droits de l'homme. Cette évolution va de la Magna Carta Libertatum des Anglais de 1215 jusqu'à la Déclaration universelle de 1948, laquelle provient des Européens et de leurs descendants qui ont fait souche en Amérique.
À l'opposé de cet esprit de conquête, n'avez-vous pas l'impression qu'il y a aujourd'hui une sorte de frilosité de l'Europe, un repli identitaire qui se traduit par exemple par le débat sur l'immigration ?
En réalité, les Européens n'ont plus conscience de leur héritage culturel. Même si l'on multiplie les manifestations publiques et médiatiques sur cet héritage, dans les musées et les expositions, cette présence reste abstraite et n'est pas vraiment vécue. Cela n'a pas toujours été le cas. Au XVIIIe ou au XIXe siècle, et même jusqu'au début du XXe siècle, tous les penseurs et les artistes, philosophes, poètes ou musiciens avaient le sentiment d'appartenir à une entité culturelle unique. Pensez à Diderot, à Hugo, à Baudelaire ou même, de l'autre côté de l'Atlantique, à Edgar Poe ou Thoreau. Ils avaient le sentiment d'une habitation commune : la pensée européenne ou, si vous préférez, occidentale. Aujourd'hui, ce sentiment s'est affadi. Cela se traduit par un faux repli identitaire accompagné d'une crainte de tout ce qui vient de l'extérieur. Nous avons un héritage considérable, mais nous n'en avons plus le mode d'emploi. Comme si ceux qui nous ont précédés avaient oublié de nous le livrer, et avec lui le souffle avec lequel nous devons penser l'Europe. Nous ressentons un sentiment d'échec qui provoque immanquablement un mouvement de repli.
Vous vous offusquez par exemple qu'on n'ait pas été capable de trouver des symboles authentiquement européens aux billets libellés en euros.
Sur les billets français, on reconnaissait auparavant Corneille, Pasteur, Delacroix ou Debussy. Sur les billets européens, on ne trouve aucun visage humain. C'est comme si l'Europe qui a inventé l'humanisme occultait sa propre humanité. Nos dirigeants politiques auraient pu choisir aussi des monuments historiques réels : le pont du Gard ou le pont Charles à Prague, par exemple. Ils ont préféré évoquer des ponts virtuels afin de ne blesser aucune susceptibilité. C'est bien là le repli dont vous parliez : celui du réel sur le virtuel.
Comment réagissez-vous au débat récurrent sur les racines chrétiennes de l'Europe ?
Ce débat montre à l'évidence qu'il y a une occultation volontaire d'une partie de l'héritage européen. Tout se passe comme si les élites intellectuelles de notre temps avaient peur de rappeler que l'Europe possède, non pas d'abord, non pas surtout, mais également un héritage chrétien. À une époque où l'on nous demande d'insister sur la dimension mémorielle de l'Histoire, il est étrange de vouloir effacer une partie du passé européen. N'oubliez pas que la laïcité, dont nous nous réclamons à juste titre, est une invention chrétienne. Sans parler du célèbre "Rendez à César ce qui est à César...", c'est l'Église qui a distingué entre ce qui relève du laos, le "peuple", et ce qui relève du klêros, le "clergé". Le mot grec qui sert à définir la laïcité est issu d'un découpage religieux qui sépare le monde laïque du monde clérical.
Pourquoi défendez-vous une sorte de suprématie de la culture européenne ?
Je pense que la culture européenne est une métaculture dans le sens où elle a imposé ses normes aux autres peuples à travers la découverte et l'étude de leurs cultures. Aucune autre culture n'a inventé l'ethnographie ou l'anthropologie. La volonté de transgresser les frontières, d'aller voir plus loin l'inconnu, cette curiosité insatiable de l'autre est une attitude typiquement européenne. Toutes les autres cultures ont été des idiosyncrasies qui se sont perçues sous un angle particulier alors que la culture européenne a instauré une culture de l'universel. Il est vrai qu'elle en a parfois fait mauvais usage.
C'est tout le problème de la colonisation.
L'histoire humaine est marquée par une suite de colonisations. La Gaule a été colonisée par Jules César et elle est devenue gallo-romaine avant d'être colonisée par les Francs, qui ont donné son nom à notre peuple. La colonisation est une greffe qu'une civilisation implante dans une autre. Toutes les cultures ont été colonisées ou colonisatrices. L'originalité de la colonisation européenne, qu'elle soit le fait des Français, des Anglais, des Espagnols ou des Portugais, c'est qu'elle a apporté aux autres peuples son universalité. Le verbe latin colere signifie "habiter", "cultiver", "soigner" et "élever un culte". C'est cette racine qui a donné le mot colonia, ou "colonie". Autrement dit, étymologiquement et intellectuellement, la colonisation, la culture et le culte énoncent la même idée : l'être humain doit prendre soin de ce qu'il cultive. Loin d'être l'abomination que l'on dénonce aujourd'hui, et en dépit de ses abus et de ses violences, la colonisation a été le processus historique de développement de l'humanité dans sa recherche de principes et de savoirs universels.
Vous trouvez donc inutile la mode actuelle de la repentance ?
Oui, parce que cela permet à certains de nos contemporains de se donner bonne conscience à peu de frais en battant leur coulpe sur les crimes de leurs prédécesseurs. D'autre part, nous ne pouvons revenir en arrière : les colonisations ne sont plus actuelles. En outre, la plupart des peuples, à un moment ou à un autre, ont été colonisateurs, et pas seulement les peuples européens. Enfin, on ne veut voir que les méfaits de la colonisation, qui sont indubitables, et on oublie ses bienfaits. Prenez l'Algérie. La colonisation par la France a été la plus courte de ce pays, de 1830 à 1962, après celle des Phéniciens, des Romains, des Arabes et des Ottomans, parmi d'autres envahisseurs. Mais elle a été la plus prodigue dans le développement de la Régence d'Alger, qui n'était pas encore un pays unifié et autonome.
Ne va-t-on pas vous reprocher une forme d'arrogance européenne ?
L'originalité de la pensée européenne, c'est qu'elle est toujours critique à l'égard d'elle-même. Même lorsqu'elle s'arroge le droit de parler aux autres peuples, elle revient toujours sur elle-même et fait son autocritique. Considérez Montaigne et le chapitre des Essais qui s'appelle Des cannibales. Il nous dit que les Indiens du Nouveau Monde, que l'on qualifiait alors de "barbares", étaient moins barbares que les Espagnols et les Portugais. C'est là l'une des premières critiques de la colonisation qui s'appuie sur les principes juridiques, moraux et religieux des Européens. La grandeur de la civilisation européenne a toujours été de prendre conscience de ses méfaits et de tenter de les corriger. Son humanisme si décrié est pourtant à l'origine de la Déclaration universelle des droits de l'homme, aujourd'hui reconnue par la plupart des peuples.
Le procès de l'Europe. Grandeur et misère de la culture européenne, de Jean-François Mattéi (PUF, 264 p., 22 euros).
Repères
1941 : Naissance à Oran, en Algérie.
1962 : à 21 ans, exil vers la France.
1965 : diplômé de sciences politiques de l'IEP d'Aix-en-Provence.
1967 : agrégé de philosophie.
1967-1979 : professeur au lycée Fermat de Toulouse et au lycée Thiers de Marseille.
1980-2006 : professeur à l'université Nice Sophia-Antipolis.
1993-1994 : conseiller personnel du ministre de l'Education nationale François Bayrou.
1996 : Platon et le miroir du mythe (PUF).
1999 : La barbarie intérieure (PUF).
2005 : De l'indignation (La Table ronde).
2006 : La crise du sens (Cécile Defaut).
2006 : L'énigme de la pensée (Ovadia).
2009 : Le sens de la démesure (Sulliver).
Source Le Point - 26/05/11
Commentaires
Merci, Gaëlle, de nous faire connaître cet entretien, car ce que dit JF Mattei est très juste et très vrai. Pour une fois, il balaie les habituels mensonges sur la civilisation européenne et la colonisation. Il est heureux de lire que « toutes les inventions sont européennes depuis cinq ou six siècles » ! On peut ajouter qu’il en est de même pour la science et les techniques, les inventions en étant la conséquence. Merci, monsieur Mattei.
"Considérez Montaigne et le chapitre des Essais qui s'appelle Des cannibales. Il nous dit que les Indiens du Nouveau Monde, que l'on qualifiait alors de "barbares", étaient moins barbares que les Espagnols et les Portugais."
Ah ouais ? tiens, tiens !
Montaigne , of course , après Einstein !
Dommage qu'il ne soit pas fait tirer le portrait en tirant la langue !
"Tout se passe comme si les élites intellectuelles de notre temps avaient peur de rappeler que l'Europe possède, non pas d'abord, non pas surtout, mais également un héritage chrétien"
Si d'abord , surtout ! pas également .
@ Cat: absolument de votre avis, mais n'oublions pas l'héritage païen, celte, gaulois.
Je n'aime pas beaucoup Montaigne.
Mais l'article m'a paru bon dans son ensemble, on en trouve peu de semblable aujourd'hui.
Cher abad, merci!
Berlusconi, lors d,un discours a dit la méme chose , concernant le génie européen depuis des siécles!! tollé des bien-pensants!!
les mondialistes ne veulent pas le savoir,car cela ne fait pas parti de leur plan!!
salutations.