Mercredi 31 juillet 2013, quatre heures de l’après-midi. Je soupçonne toujours les gens qui disent un courriel pour un e-mail d’être les mêmes qui disent un courrier pour une lettre (« J’vous fais un courrier sans faute ») ; ou qui appellent un soldat un personnel ( « On a quand même perdu sept personnels, dans cette affaire ») — c’est-à-dire qui utilisent un terme collectif (le courrier, le personnel) pour désigner une unité (une lettre, un soldat) grâce au détour indu par le pluriel (les personnels, les courriers).
À cela on nous objecte que courriel, au moins, c’est du français, tandis qu’e-mail c’est de l’anglais. Mais, ainsi que le remarque très justement Jérôme Vallet, mieux vaut encore un mot anglais, ou une tournure étrangère, pour désigner quelque chose d’origine étrangère, qu’un mot prétendument français qui avalise une impropriété. Personnellement je ne vois pas bien ce qu’il y a à redire à message, pour e-mail — si vraiment il faut préciser, on peut toujours ajouter électronique ; mais la plupart du temps ce n’est pas nécessaire, le contexte suffit à lever toute ambiguïté.
Le même Jérôme Vallet, narquois comme à son habitude, relève ma sympathie réitérée pour la vieille femme de Syracuse qui, seule de ses concitoyens, priait pour la conservation du terrible Denys le Tyran, au motif que tous les changements de la Cité n’avait jamais été que pour le pire, au cours de sa longue vie, et qu’elle préférait l’exécrable connu à un inconnu plus menaçant encore ; et il remarque à juste titre que cette prudence, que je célèbre, lui semble peu compatible avec les prises de position de l’In-nocence en faveur des divers “printemps arabes”, ces dernières années. Mais Vallet renverse l’“ordre historique”, si j’ose dire. C’est justement parce que les changements à la tête de l’État en Tunisie, en Égypte, en Libye se sont révélés bien décevants, et parce que l’opposition en Syrie paraît chaque jour de plus en plus difficile à soutenir, que la position paradoxale de la vieille de Syracuse me revient à l’esprit et que je l’envisage avec une croissante sympathie. D’un autre côté, à moins d’être très ami de la torture, des emprisonnements arbitraires, de la corruption généralisée, de la mise en coupe réglée du pays par les familles des dictateurs, de l’étouffement souvent sanglant de toute liberté, je vois mal comment on aurait pu ne pas souhaiter ardemment la chute de ces divers régimes — pour ce qui est du syrien, il alimente mes cauchemars depuis quarante ans.
Cela dit, quand on voit ce qui leur succède, ou ce qui menace de leur succéder, on commence à se dire, c’est vrai, que décidément il n’y a rien à faire, que l’islam est ingouvernable où que ce soit si ce n’est par la tyrannie, que certes nous serons toujours du côté des amis de la liberté et de l’État de droit, et prêts à les soutenir comme nous pouvons où qu’ils soient, mais que nous ne les voyons guère à l’œuvre, et que la mêlée à laquelle nous assistons est si peu savoureuse que le mieux, sans doute, est de laisser tous ces gens se débrouiller comme ils l’entendent, quand bien même ils ne feraient que s’entretuer, et de ne plus s’occuper d’eux du tout.
Ici aussi, en France, en Europe, l’aspiration au divorce est grande, entre eux et nous, après ces lustres d’affreux mariage forcé. Nous voulons qu’il soit bien net que la France et l’Europe ne sont pas et ne veulent pas être des “terres d’islam”. Ce point clairement posé, qu’arabes et musulmans, sauf exceptions dûment francisées ou européanisées, et de préférence laïcisées, retournent en “terre d’islam”. Que chaque civilisation soit chez elle tout ce qu’il y a en elle d’être, et qu’on en finisse avec cette confrontation perpétuelle, où la nocence, au moins sur cette rive-ci de la Méditerranée, mais de l’autre aussi je crois bien, paraît être exclusivement d’un côté, et la dolence de l’autre.
À ce beau plan de divorce une bonne fois consommé, national, continental, mais aussi transcontinental, transméditerranéen, le principal obstacle (je reconnais qu’il n’en manque pas, même si la perspective d’une rupture négociée continue de me paraître la plus souhaitable à la fois et la plus raisonnable), ce sont les chrétiens d’Orient (et le très peu de juifs qui restent en pays arabes), qu’il met gravement en danger. Si partition il y a, séparation à l’amiable (de préférence), retour au chacun chez soi — ce qui implique évidemment, en Europe, la contre-contre-colonisation et le retour dans leur pays d’origine des actuels colonisateurs —, alors les chrétiens et les juifs d’Orient risquent d’être persécutés, torturés, assassinés et poussés à l’exil encore plus brutalement qu’ils ne le sont déjà, pour la seule raison qu’ils se trouveront du mauvais côté de la ligne de partition (la Méditerranée et le Bosphore, en (très) gros), et en vertu d’une apparente symétrie géopolitique (mais pas d’une apparente symétrie dans les agissements, car nous n’appelons certes pas, nous, à la persécution, à la torture, à l’assassinat et à la nocence — au pire à la guerre, si elle ne peut pas être évitée pour empêcher, ici, le parachèvement, dont nous ne voulons à aucun prix, de la conquête musulmane).
Mais cette symétrie géopolitique n’en est pas une et il n’est pas question de la laisser évoquer comme un argument (« Puisque vous invitez au départ vos musulmans, nous finissons d’éradiquer nos chrétiens »). Je veux dire que la situation historique des chrétiens et des juifs en “terre d’islam” n’a strictement rien à voir, historiquement avec celle des arabes et des musulmans en Europe. Ces derniers, sur la rive nord de la Méditerranée, et en laissant de côté pour le moment le cas des convertis (de plus en plus nombreux il est vrai), sont de nouveaux venus, des conquérants, des colonisateurs, même si les instruments de leur conquête sont la pauvreté, la misère, l’ingénieuse exploitation par eux de règles juridiques trop complaisantes, la démographie bien sûr, les ventres, et bien souvent la nocence. Mais en Afrique du Nord, au Machrek, au Proche et au Moyen-Orient, les mêmes sont aussi des conquérants, tandis que les chrétiens et les juifs, installés sur place depuis bien plus longtemps qu’eux, ont fait l’objet, de même que les Berbères, d’un asservissement, d’une conquête, d’une dhimmisation, précisément les maux qui nous menacent et commencent à peser sur nous, à présent, en nos propres territoires. Même si la majorité des musulmans d’Europe évacuaient le continent — ce dont nous serions quelques-uns à ne pas nous attrister outre mesure —, il n’y aurait pas en fait la moindre symétrie à invoquer, de la part des mahométans, au détriment des droits des chrétiens et des juifs d’Orient : ceux-ci sont parfaitement chez eux là où ils sont, c’est sur leurs propres terres qu’ils ont été asservis et spoliés. L’empire colonial arabe est le seul qui n’ait pas connu la moindre décolonisation. Au contraire il est en pleine expansion : nous sommes bien placés, nous autres dhimmis en cours de dhimmisation complète, pour en savoir quelque chose.
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