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ALFRED DE VIGNY (1797-1863)

La Maison du Berger

A Eva
I

Si ton coeur, gémissant du poids de notre vie,
Se traîne et se débat comme un aigle blessé,
Portant comme le mien, sur son aile asservie,
Tout un monde fatal, écrasant et glacé ;
S'il ne bat qu'en saignant par sa plaie immortelle,
S'il ne voit plus l'amour, son étoile fidèle,
Eclairer pour lui seul l'horizon effacé ;

Si ton âme enchaînée, ainsi que l'est mon âme,
Lasse de son boulet et de son pain amer,
Sur sa galère en deuil laisse tomber la rame,
Penche sa tête pâle et pleure sur la mer,
Et, cherchant dans les flots une route inconnue,
Y voit, en frissonnant, sur son épaule nue
La lettre sociale écrite avec le fer ;

Si ton corps frémissant des passions secrètes,
S'indigne des regards, timide et palpitant ;
S'il cherche à sa beauté de profondes retraites
Pour la mieux dérober au profane insultant ;
Si ta lèvre se sèche au poison des mensonges,
Si ton beau front rougit de passer dans les songes
D'un impur inconnu qui te voit et t'entend,

Pars courageusement, laisse toutes les villes ;
Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin
Du haut de nos pensers vois les cités serviles
Comme les rocs fatals de l'esclavage humain.
Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,
Libres comme la mer autour des sombres îles.
Marche à travers les champs une fleur à la main.

La Nature t'attend dans un silence austère ;
L'herbe élève à tes pieds son nuage des soirs,
Et le soupir d'adieu du soleil à la terre
Balance les beaux lys comme des encensoirs.
La forêt a voilé ses colonnes profondes,
La montagne se cache, et sur les pâles ondes
Le saule a suspendu ses chastes reposoirs.

Le crépuscule ami s'endort dans la vallée,
Sur l'herbe d'émeraude et sur l'or du gazon,
Sous les timides joncs de la source isolée
Et sous le bois rêveur qui tremble à l'horizon,
Se balance en fuyant dans les grappes sauvages,
Jette son manteau gris sur le bord des rivages,
Et des fleurs de la nuit entrouvre la prison.

Il est sur ma montagne une épaisse bruyère
Où les pas du chasseur ont peine à se plonger,
Qui plus haut que nos fronts lève sa tête altière,
Et garde dans la nuit le pâtre et l'étranger.
Viens y cacher l'amour et ta divine faute ;
Si l'herbe est agitée ou n'est pas assez haute,
J'y roulerai pour toi la Maison du Berger.

Elle va doucement avec ses quatre roues,
Son toit n'est pas plus haut que ton front et tes yeux
La couleur du corail et celle de tes joues
Teignent le char nocturne et ses muets essieux.
Le seuil est parfumé, l'alcôve est large et sombre,
Et là, parmi les fleurs, nous trouverons dans l'ombre,
Pour nos cheveux unis, un lit silencieux.

(extrait)

Commentaires

  • J'ai étudié cela au Lycée il y a presque six décennies . Je l'appris par coeur aussi , tout comme " La mort du loup " et bien d'autres .
    Cela ne m'a apparemment pas trop nuit .
    Parmi mes camarades de classe un certain Jacques Attali ( Lycée Gautier à Alger , année 1953-1954 ), le fils de Maître Tixier-Vignancour , d'autres qui passèrent par l'X , l'ENS , Centrale , les " cloches " se résignant à l'ENA .

  • J'aime beaucoup.

    Comme j'aime "Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage"

    Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
    Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
    Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
    Vivre entre ses parents le reste de son âge !

    Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
    Fumer la cheminée, et en quelle saison
    Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
    Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?

    Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
    Que des palais Romains le front audacieux,
    Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine :

    Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,
    Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
    Et plus que l'air marin la doulceur angevine.

    Joachim DU BELLAY (1522-1560)

  • Elégant, un grand merci pour le si beau et si juste poème de Du Bellay, si émouvant aussi! Quelle délicatesse!

  • Merci Gaelle pour ce gemme pur, exaltation d une langue sublime, ("si ta lèvre se sèche au poison des mensonges") propre à nous rendre passéistes.
    Que reste-t-il en France en effet de la source de l inspiration des poètes romantiques ?
    La langue n est plus, la France n est plus douce ni propice aux songes, elle n héberge plus son propre peuple, les coupe-gorges y sont bien plus nombreux, le profit règne, ainsi les poètes ont disparu.

  • C'est moi, chère Décée, qui vous remercie pour votre commentaire! J'aime tellement ce poème, il m'entraîne immédiatement ailleurs, dans le rêve, et lire la langue française dans toute sa beauté est un rare plaisir aujourd'hui.

  • Une poésie assez ardue !!! ! J'ai lu que c'était le seul poème d'amour écrit par ce grand poète romantique. Il demande à une femme abstraite (on n'a pas identifié cette Eva, qui n'est sans doute pas Marie d'Orval) de quitter la ville pour la campagne…mais Vigny exprime paradoxalement une forme d' hostilité jalouse vis à vis de la Nature. C'est un poème philosophique qui m'échappe un peu.
    Je vais le relire en entier !
    Ceci dit, le style est d'une clarté remarquable, et Vigny mérite sa place dans le Panthéon de nos plus grands poètes (La mort du loup reste cependant ma référence).
    Merci Gaëlle de ne jamais oublier la poésie !

  • Merci, chère Gaëlle, pour ce très beau poème de Vigny, un poète bien oublié de nos jours !

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