Le 29 novembre, rapporte ce communiqué du Syndicat des magistrats du Tchad (SMT), "Mahamat Idriss, deuxième substitut du procureur, a été tiraillé et pris au col par des inconnus qui prétendent être parents d'une partie civile (…)". Dans le bureau du magistrat en question, des impacts de balles témoignent de la suite de ces événements.
L'affaire, que la justice tchadienne ne jugera jamais, commence par un vol de bijoux suivi de l'arrestation des receleurs. Alors que le substitut s'apprête à délivrer un mandat de dépôt, des parents de la victime l'agressent car ils croient qu'il va libérer les coupables. Furieux, ils vont chercher un kalachnikov dans leur voiture "pour faire comprendre qu'ils ne sont pas n'importe qui", rapporte-t-on au palais de justice. Car les intéressés sont des neveux du président de la République Idriss Déby. Ils tirent plusieurs balles avant que le magistrat ne parvienne à leur subtiliser leur arme.
Les policiers appelés à l'aide se trouvent aussi appartenir au clan du chef de l'Etat. Au lieu de protéger les juges, ils finissent par faire libérer les agresseurs et par permettre la restitution de leur arme. "Ensuite, poursuit la même source, victimes du vol et receleurs ont été réglé leur problème en ville, les seconds versant une somme d'argent pour avoir la paix."
Un scénario exceptionnel ? Abdoulaye Check répond en sortant d'un tiroir de son bureau de conseiller à la cour d'appel de N'Djamena une liasse de communiqués du SMT, qu'il préside. Tous rapportent des faits de même ordre, où des représentants de l'autorité – hauts fonctionnaires ou militaires – bafouent la justice en la rendant eux-mêmes à leur façon.
A la fin du mois de novembre également, les parents de la victime d'un accident de la route mortel ont fait irruption au domicile du procureur de la République d'Abéché "accompagnés d'une quinzaine de militaires proches de la victime". Ils exigeaient que le magistrat convoque les parents de l'auteur de l'accident pour obtenir réparation séance tenante.
Le 2 mars, selon le SMT, c'est le gouverneur de la province du Moyen-Chari qui fait arrêter un prévenu relaxé par le tribunal de Sarh. Et ordonne l'enlèvement d'un troupeau de bovins… La chronique judiciaire tchadienne est encore rythmée par l'assassinat d'un substitut à Abéché en 2004, par un prévenu. Par l'agression du procureur de Doba par 24 militaires en 2006, à la suite de l'interpellation de l'un d'entre eux.
"Les attaques sont monnaie courante et les sanctions exceptionnelles, résume M. Check, qui siège au procès de L'Arche de Zoé. Pour nous défendre, nous n'avons que nos codes, nos robes et la volonté d'être les esclaves de la loi et de personne d'autre. Tous les textes existent. Il suffirait de les mettre en application. Le président Déby a pris des engagements mais nous ne voyons pas venir les résultats."
L'ampleur du phénomène est tel que les évêques tchadiens, dans leur message de Noël, écrivent : "Les instances judiciaires elles-mêmes, par les pressions qu'elles subissent et la corruption qui les atteint, à part quelques magistrats héroïques, sont de plus en plus dans l'incapacité de rendre justice." Hors l'affaire "Zoé", la déshérence de la justice tchadienne est telle qu'en réalité la cour criminelle ne s'était pas réunie entre 2004 et septembre 2007. "Faute de moyens, précise un magistrat. Le ministre des finances préfère mettre l'argent ailleurs. Il a fallu la pression des associations de défense des droits de l'homme et des bailleurs étrangers pour que les audiences reprennent cette année."
Cette longue panne judiciaire conforte l'habitude des plus puissants de rendre la justice eux-mêmes. "Ici, quand on craint les foudres de la justice, on loue les services de militaires qui, en uniforme, vont intimider le juge ou la partie adverse, témoigne un professionnel. C'est aussi un moyen pour les soldats d'arrondir leur solde."
Dans ce lourd contexte, l'affaire de L'Arche de Zoé, inédite dans ses implications politiques et internationales, est perçue par des juristes comme une occasion de manifester leur désir d'indépendance, voire de dénoncer le manque d'intégrité de certains de leurs pairs.
Ainsi, l'irruption de Nicolas Sarközy à N'Djamena, le 4 novembre, pour obtenir la libération des hôtesses de l'air et des journalistes impliqués a déclenché une fronde inédite. Le substitut requis pour signer l'ordonnance de remise en liberté des Français a refusé de le faire. Ce dimanche-là, le procureur de N'Djamena était opportunément allé rendre visite à une tante au Cameroun et deux autres substituts avaient préféré éteindre leur téléphone portable.
La cinquième magistrate sollicitée n'avait pas pris cette précaution et a accepté de signer l'ordre de libération juste avant l'atterrissage du président français.
Les déclarations de M. Sarközy promettant de venir chercher les autres inculpés français "quoi qu'ils aient fait" ont porté à son paroxysme le sentiment d'humiliation. Pour la première fois, les magistrats ont manifesté dans les rues de N'Djamena. Le pouvoir a laissé faire, écartelé entre une opinion furieuse de cet affront à la souveraineté nationale et l'allégeance à la France, qui le soutient militairement.
"Le fait que le procès se tienne tout de même au Tchad peut permettre aux magistrats d'affirmer leur pouvoir", reconnaît Delphine Djiraibe, avocate et porte-parole de la société civile, qui souhaite cependant "attendre des faits pour se prononcer".
Le calendrier accéléré des audiences, manifestement dicté par les exigences françaises, ainsi que le transfert annoncé vers Paris des éventuels condamnés illustrent les limites de l'émancipation.
Mais des scènes jusqu'ici impensables, comme l'interpellation en plein procès d'un colonel appartenant à l'ethnie zaghawa du président Déby, ont marqué des audiences dont la liberté de ton constitue un événement. Dans le contexte tchadien, que la population laisse des juges régler une affaire si passionnelle apparaît déjà comme une victoire...
LE MONDE 26.12.07