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Entretien avec Alain de Benoist

La mythologie du progrès repose sur l’idolâtrie du nouveau…

Le 31 mars 2014

Entretien réalisé par Nicolas Gauthier.

À chaque élection, les hommes de gauche prétendent rassembler les « forces de progrès ». Mais un cancer peut, lui aussi, progresser ! Le progrès serait-il une fin en soi ?

Les malheureux ne savent même plus de quoi ils parlent ! Historiquement, l’idée de progrès se formule autour de 1680, avant de se préciser au siècle suivant chez des hommes comme Turgot ou Condorcet. Le progrès se définit alors comme un processus accumulant des étapes, dont la plus récente est toujours jugée préférable et meilleure, c’est-à-dire qualitativement supérieure à celle qui l’a précédée. Cette définition comprend un élément descriptif (un changement intervient dans une direction donnée) et un élément axiologique (cette progression est interprétée comme une amélioration). Il s’agit donc d’un changement orienté, et orienté vers le mieux, à la fois nécessaire (on n’arrête pas le progrès) et irréversible (il n’y a pas de retour en arrière possible). L’amélioration étant inéluctable, il s’en déduit que demain sera toujours meilleur.

Pour les hommes des Lumières, étant donné que l’homme agira à l’avenir de façon toujours plus « éclairée », la raison se perfectionnera et l’humanité deviendra elle-même moralement meilleure. Le progrès, loin de n’affecter que le cadre extérieur de l’existence, transformera donc l’homme lui-même. C’est ce que Condorcet exprime en ces termes : « La masse totale du genre humain marche toujours à une perfection plus grande. »

La mythologie du progrès repose ainsi sur l’idolâtrie du nouveau, puisque toute nouveauté est a priori jugée meilleure du seul fait qu’elle est nouvelle. La conséquence en est le discrédit du passé, qui ne peut plus être regardé comme porteur d’exemples ou de leçons. La comparaison du présent et du passé, toujours à l’avantage du premier, permet du même coup de dévoiler le mouvement de l’avenir. La tradition étant perçue comme faisant, par nature, obstacle au progrès, l’humanité doit s’affranchir de tout ce qui pourrait l’entraver : s’arracher aux « préjugés », aux « superstitions », au « poids du passé ». C’est déjà tout le programme de Vincent Peillon ! À l’hétéronomie par le passé, on substitue en fait une hétéronomie par l’avenir : c’est désormais le futur radieux qui est censé justifier la vie des hommes.

En ce sens, la « réaction » peut faire figure de sain réflexe, mais ne raisonner qu’en « contre », n’est-ce pas abandonner toute pensée autonome ?

La « réaction » est saine quand elle nourrit l’esprit critique, plus discutable quand elle se borne à dire que « c’était mieux avant ». La critique de l’idée de progrès, qui à l’époque moderne commence chez Rousseau, représente souvent le double négatif – le reflet spéculaire – de la théorie du progrès. L’idée d’un mouvement nécessaire de l’histoire est conservée, mais dans une perspective inversée : l’histoire est interprétée, non comme progression perpétuelle, mais comme régression généralisée. La notion de décadence ou de déclin apparaît en fait tout aussi peu objectivable que celle de progrès. En outre, comme vous le dites, se borner à raisonner en « contre », c’est encore rester dépendant de ce à quoi on s’oppose. C’est en ce sens que Walter Benjamin pouvait dire que « l’antifascisme fait partie du fascisme »…

« Progrès » et « réaction » ne procèdent-ils pas finalement tous deux d’une vision linéaire de l’histoire, laquelle pourrait tout aussi bien fonctionner par cycles ?

Chez les Grecs, seule l’éternité du cosmos est réelle. L’histoire est faite de cycles qui se succèdent à la façon des générations et des saisons. S’il y a montée et descente, progrès et déclin, c’est à l’intérieur d’un cycle auquel en succédera un autre (théorie de la succession des âges chez Hésiode, du retour de l’âge d’or chez Virgile). Dans la Bible, au contraire, l’histoire est purement linéaire, vectorielle. Elle a un début absolu et une fin nécessaire. L’histoire devient alors une dynamique de progrès qui vise, dans une perspective messianique, à l’avènement d’un monde meilleur. La temporalité est, en outre, orientée vers le futur, de la Création au Jugement dernier. La théorie du progrès sécularise cette conception linéaire de l’histoire, d’où découlent tous les historicismes modernes. La différence majeure est que l’au-delà est rabattu sur l’avenir, et que le bonheur remplace le salut.

Mais les gens croient-ils encore au progrès ?

L’excellent Baudoin de Bodinat remarque que, « pour juger du progrès, il ne suffit pas de connaître ce qu’il nous apporte, il faut encore tenir compte de ce dont il nous prive ». Le fait est que bien des progrès dans un domaine se doublent d’une perte, d’un manque, voire d’une régression dans un autre. Les totalitarismes du XXe siècle et les deux guerres mondiales ont, de toute évidence, sapé l’optimisme des Lumières. On ne croit plus guère au « sens de l’histoire » ni que le progrès matériel rende l’homme automatiquement meilleur. L’avenir lui-même inspire plus d’inquiétudes que d’espoirs, et l’aggravation de la crise paraît plus probable que les « lendemains qui chantent ». Il n’est jusqu’à la technoscience dont l’ambiguïté se révèle un peu plus chaque jour, comme le montrent les débats sur la « bio-éthique ». Bref, comme le disait l’écrivain italien Claudio Magris : « Le progrès n’est pas un orgasme ! »

Pour être juste, il faut cependant reconnaître qu’au travers des progrès de la technologie et de l’idéologie du « développement », la notion de progrès reste quand même présente dans une société qui, parce qu’elle croit encore que « plus » est toujours synonyme de « mieux », recherche ou accepte la suraccumulation infinie du capital et l’extension perpétuelle de la marchandise.

BOULEVARD VOLTAIRE

Commentaires

  • AdB résume bien l'idée de "progrès" au centre de la vision "moderne" du monde depuis le XVIIe siècle, comme transposition laïque et matérialiste des doctrines religieuses du salut. Cette conception linéaire doit obligatoirement, selon ses défenseurs, déboucher sur le meilleur des mondes, la parousie des Chrétiens ou un de ses nombreux avatars laïques , la société sans classes des marxistes ou le paradis consumériste et uniformisé des mondialistes libéraux.
    Le courant de la Nouvelle Droite a largement contribué à combattre cette vision linéaire de notre histoire et a fait connaître d'autres conceptions, notamment les conceptions circulaires, voire "sphériques" (O.Spengler) de l'histoire. Cette conception existait chez les anciens Grecs il y a 2500 ans. On la retrouve également chez les Nordiques : après le Ragnarork, l'histoire des hommes repart…jusqu'au cycle suivant. Sans fin.
    NB: c'est cette obsession "linéaire", avec un début et une fin "obligatoires", qui, selon moi, explique par ailleurs la recherche d'un mystérieux "big bang" pour expliquer l'origine des milliards de galaxies de l'Univers. Et avant "LE" big bang ???

    Enfin, adressons aux "progressistes" cet adage très simple :
    "Si le passé n'a aucune signification pour le présent, alors, le présent n'en a pas davantage pour l'avenir !"

  • @ Dirk: j'ai toujours été portée à croire, à préférer concevoir une histoire cyclique. L'Eternel retour, la Spirale, n'est-il pas inscrit dans la double hélice de l'ADN?
    Le Big Bang: oui, qu'y avait-il AVANT? Le Néant, le Rien, impossible à concevoir... Du Rien peut-il surgir un univers aussi prodigieux?
    Mais l'Univers existait-il avant qu'une intelligence (humaine ou alien) puisse l'observer? Quelle est sa finalité?
    Sommes-nous des enfants assis dans un Manège?

    Que des questions et pratiquement aucune réponse, sauf celle de la folie ou de la foi, et celles d'une science en perpétuelle évolution?

  • @Gaëlle,
    Je suis bien d'accord avec vous sur ce point. Du néant il ne peut rien naître, sinon ce ne serait pas le néant ! Peut-être y a -t-il TOUJOURS eu des "big bang", des milliards de milliards de big bang depuis l'éternité (encore un mot qu'on a des difficultés à bien se représenter). Nos quelques centaines de grammes de matière grise doivent nous inviter à la plus grande modestie devant ces questions et nous faire accepter d'admettre "je ne sais pas", ce qui est une définition de l'agnostisme.
    Nos ancêtres des cavernes d'il y a 20 000 ans n'avaient pas "Hubble", mais lisaient dans les étoiles, de la même manière qu'aujourd'hui nos savants les plus pointus sur cette question. Ce n'est qu'une question de degré.
    L'homme croit parce qu'il a besoin de croire. "Tant que subsistera l'angoisse existentielle de l'homme, il y aura des dieux." Louis Rougier

  • Chère Madame Mann,

    Vous évoquiez récemment à plusieurs reprises Charles Trénet et son immense talent... A ce sujet, souvenez-vous qu'il avait écrit une chanson intitulée "Les intellectuels" (http://www.youtube.com/watch?v=Bq-Av6pYs8c&feature=kp) Elle paraît parfaitement convenir à Mr de Benoist....

    Bien sincèrement.

  • Merci Louis! Je ne connaissais pas cette chanson malicieuse que j'ai écoutée avec plaisir!

    (appelez-moi tout simplement Gaëlle: je préfère!)

    Bien à vous

  • « La mythologie du progrès repose ainsi sur l’idolâtrie du nouveau » : je pense que cette affirmation n’est que partiellement vraie. En fait, comme l’indique de Benoist lui-même, c’est vers la fin du XVIIème siècle que l’on se rendit compte que dans les sciences pures (c’est à dire dans les discours théoriques, en dehors de toute application) que les connaissances s’accumulaient. Cela était particulièrement évident en mathématiques où l’on peut dire que les connaissances s’ajoutent sans jamais se retrancher : elles ont en quelques sorte une propriété d’additivité : un nouveau théorème ne détruit jamais les théorèmes déjà connus, et souvent il leur apporte des éclairages nouveaux, ouvrant de nouvelles perspectives. Dans les autres domaines de la science, que ce soit la physique, la chimie, les sciences naturelles, le même phénomène se produit dès lors que ce domaine s’est constitué en une science ‘dure’ analogue aux mathématiques. Par exemple, ce fut le cas de la chaleur avec les travaux de Carnot et Clausius, de la chimie avec Lavoisier qui fit disparaître l’alchimie, ou de la biologie avec Pasteur. C’est cette impression « d’additivité » des connaissances qui donna l’idée de « progrès ».
    Les choses se gâtent dans les applications des sciences où la valeur scientifique n’est plus seule en cause mais où, abstraction faite des contraintes économiques, jouent à fond les goûts du « public », ce que de Benoist appelle l’idolâtrie du nouveau. Sans compter les imposteurs et les charlatans.
    Et, bien sûr, la situation est encore pire dans les domaines qui échappent à la science pure, comme l’art, la psychologie ou l’histoire.

  • Il faut distinguer en effet la somme des découvertes scientifiques indiscutables (la Terre tourne autour du Soleil, la découverte de l ADN a révolutionné la vision médicale, l'aéronautique moderne a changé notre vie et internet encore davangage etc ... la liste est tres longue), avec l'évolution des questions de société (je ne goute guerre le vilain adjectif "sociétal"). C est bien de là que vient le déclin, prenant les oripeaux du sacro-saint progrès !

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