INTERVIEW - Le comédien, dont le spectacle Poésie? triomphe depuis bientôt trois ans, entame une lecture d'écrivains autour du thème de l'argent. Zola, Marx, Péguy, Cioran, Pagnol, Jean Cau… Des morceaux de chefs-d'œuvre entrecoupés de considérations autobiographiques: un trésor d'intelligence, de finesse et d'esprit.
Quelques naïfs pensent encore que Fabrice Luchini, dans ses spectacles ou ses lectures, est seul en scène. Ils ne voient pas que les ombres ont quitté leur loge, leur table de travail, pour le rejoindre derrière le rideau. Fidèles au poste, La Fontaine et Céline sont là. Désormais Emile Zola, Jean Cau, Emil Cioran, Karl Marx font la haie d'honneur, un peu intimidés, à Charles Péguy. Sur sa chaise de bois ou dans son fauteuil, Fabrice Luchini donne l'illusion au spectateur de s'entretenir avec lui, mais c'est avec tous ces géants que la salle fait salon. Par la force du verbe, sa fréquentation éprouvée des textes, son travail inlassable sur le rythme, le comédien ressuscite deux heures durant leurs phrases qui dormaient dans des livres. «Nous avons connu un temps, nous avons touché un temps», murmure Péguy ; «l'argent rend fous les gens», reprend Jules Romains. Au milieu de cette polyphonie, c'est Luchini lui-même qui se fait conteur. Sa vie quotidienne d'épargnant angoissé par la crise des subprimes mêle l'autodérision à la Woody Allen et le charme absurde d'une nouvelle de Marcel Aymé. La salle pleure de rire et la confrérie qui l'accompagne depuis des décennies - Molière, Guitry, Jouvet - le regarde comme l'un des leurs.
LE FIGARO MAGAZINE. - Pourquoi l'argent?
Fabrice LUCHINI. - L'argent? Ceux que Pascal appelle les demi-habiles me parlent, avec des sous-entendus, en se croyant très malins. «Luchini il fait un spectacle sur l'argent! Bien vu!» Puis ils ajoutent cette formule désolante: «C'est en plein dans l'actu!» Au risque de les décevoir, une lecture comme celle-ci ne se prépare pas en quelques semaines. Ce sont des années de maturation. Il faut d'abord choisir le thème, l'éprouver dans la durée. Ensuite, sélectionner les textes. Et c'est là que commence le travail le plus difficile: leur agencement. Ça semble naturel l'agencement, mais c'est comme une phrase: c'est l'agencement des mots qui fait la force d'une phrase. C'est en travaillant, en ajoutant, en retranchant que l'on parvient à une impression de fluidité. Certains textes ont déjà disparu depuis la première, d'autres vont prendre une place de plus en plus importante. Tout cela c'est une matière vivante. Souvenez-vous de Gilles Deleuze: «Qu'est-ce que c'est être amoureux? Un agencement.»
C'est-à-dire?
Quand Proust se promène et voit toutes ces jeunes filles en fleurs, il y a le ciel immense de Cabourg, les robes d'été des jeunes filles, la mer, la grève: tout cela, c'est l'agencement.
Entendu, mais pourquoi l'argent?
À cause des subprimes.
Des subprimes?
Oui, la crise des subprimes. Souvenez-vous, c'était à l'automne 2008: chaque week-end était celui de la dernière chance. On parlait de fonds en euros, d'emprunts toxiques, d'effet domino. Je regardais «C dans l'air» et les chemises hallucinantes de Calvi ajoutaient à l'inquiétude. On découvrait une nouvelle ethnie: celle des économistes. Ils étaient magnifiques: fins comme Elie Cohen, balzaciens comme Philippe Dessertine, implacables comme Christian Saint-Etienne, utopistes comme Bernard Maris et pleins de bon sens comme Michel Didier. Je ne comprenais rien, je dormais encore moins que d'habitude. J'ai invité Dessertine à déjeuner et j'ai cessé de l'écouter quand j'ai compris que ce phénomène macroéconomique pouvait avoir des conséquences sur mon assurance-vie. Cette histoire, je la raconte dans le spectacle.
Comment se prépare une telle lecture?
Lentement. D'abord Dominique Reynié, le brillant politologue avec qui j'avais parlé de ces thèmes, a regroupé de très nombreux textes littéraires sur le sujet. Tout cela n'était pas agencé et mon instinct m'a dit: ça ne tiendra pas. J'ai travaillé sur d'autres projets puis j'y suis revenu il y a deux ans et demi, mon spectacle Poésie? démarrait très fort…
Ce spectacle continue de faire le plein: pourquoi se lancer dès maintenant dans une nouvelle lecture?
Je n'ai pas une nature suffisamment heureuse, ludique, pour arrêter de travailler. J'ai repris les textes et j'ai commencé à les agencer. Une réunion de textes, comme dirait Roland Barthes, c'est un paquet de désir, c'est l'équivalent du montage au cinéma. Il y a une part de mystère dans cet agencement. Pourquoi Péguy? J'entendais il y a sept, huit ans, des gens comme Alain Finkielkraut me parler de Péguy. Il me disait: «Il faut que tu passes par Péguy.» Mon premier contact avec Péguy était un peu complexe: Jeanne d'Arc, Orléans, la mère qui rempaille les chaises… Et puis Péguy m'a embarqué. À la différence de Bloy, le catholique révolté, dont l'exaltation m'est absolument étrangère. J'ai commencé à le mettre en oralité, puis Zola, puis une chanson de Volpone de Jules Romains, «l'argent, l'argent rend fous les gens»: il n'a aucune valeur littéraire, mais c'est un refrain obsessionnel qui rythme ma lecture.
Comment choisir?
En disant mais pour choisir justement. Notre époque ne choisit plus: elle veut tout dire. Tout est à dire. Il y a des festivals «de dire». On dit. On dit. On ne se tait plus. On en fait des festivals: «Venez dire des scénarios». Un scénario, c'est déjà pénible à lire, mais alors à haute voix! Tout n'est pas à dire. Proust n'est pas obligatoirement à dire. Il est à lire. Céline est peut-être à dire, mais avec beaucoup de précautions.
Il s'agit donc d'une lecture, pas d'un spectacle?
Poésie? est passé du statut de lecture à celui de spectacle, mais là je reviens à une lecture modeste, qui est un autre exercice. Je ne suis plus condamné à faire un show comme il faut le faire devant 800 personnes au Théâtre Montparnasse. La lecture n'impose pas de spectaculaire. Il ne faut pas perdre de vue que l'oralité de Proust ou de Zola, la très grande majorité s'en fout complètement. À la radio, il y a des non-dépressifs remarquables, il y a des gens qui s'appellent «100 % Brunet» et juste après «100 % Bachelot». «100 % Bachelot»: vous imaginez la santé psychique. Les journaux, les télévisions, W9, les réseaux sociaux et nous, nous sommes 80 dans un théâtre à 18h30 à comparer les mérites de Péguy et de Zola. Comment se fait-il que des gens s'intéressent à ce type de lecture? C'est un miracle. C'est peut-être ça la culture française?
Vous avez cité Emile Zola: pourquoi commencer votre lecture sur l'argent avec lui?
«Dès qu'il apprenait une faillite, il accourait»: il suffit de lire cette première phrase et ça s'impose. Et ça continue: «… rôdait autour du syndic, finissait par acheter tout ce dont on ne pouvait rien tirer de bon immédiatement». Zola ici est flaubertien. Mieux encore: balzacien. Il continue avec des formules comme «chiffonnier de la dette», «créances désespérées». J'aime énormément «créances désespérées». Et encore mieux: «assistait aux adjudications».
Pourquoi Karl Marx?
C'est Pascal qui, dans la lecture, fait le lien entre Zola et Marx. Dire du Marx, ce n'était pas une évidence. C'est un texte dans lequel, en citant longuement Shakespeare, il explique que les insuffisances de l'individualité sont compensées par la puissance financière. L'argent pour Marx est la courtisane universelle, il oblige les contraires à s'embrasser, il peut tout acheter. «Les qualités de l'argent sont mes qualités.» En substance, il dit: je suis laid, mais grâce à l'argent, je peux avoir une belle femme dans mon lit, donc je ne suis pas laid. Je suis vulgaire, mais comme je suis riche tout le monde s'incline devant moi, donc je ne suis pas vulgaire: c'est Trump! Les qualités essentielles de l'individu Trump sont celles de son argent. Shakespeare ne dit pas autre chose: «La tête savante fait plongeon devant l'imbécile vêtu d'or. Tout est oblique, rien n'est uni dans notre nature maudite, que le sentier direct de la perversité.»
Cioran?
S'il y en a un qui n'est pas du tout marxiste, c'est Cioran, ce magnifique moraliste désespéré qui a vécu «en marge de tout, comme un parasite». Son activité principale était quand même fascinante. Un jour, on lui a demandé ce qu'il avait fait au cours de sa vie, il a répondu: «J'ai déploré.» Il écrivait aussi: «Je me voyais si bien en éternel étudiant, raté et pauvre, traînant avec d'autres déchets de mon espèce au Quartier latin. Je me disais: il faut tout faire pour ne pas travailler.»
Péguy?
C'est l'opposé de Cioran. Pour Péguy, «travailler c'est prier». Péguy, c'est compliqué. Laïc mystique, fou républicain, honneur de la littérature française dans l'affaire Dreyfus ou écrivain de la France rancie? C'est surtout une des plus belles langues de notre littérature, un souffle chrétien qui vient du Moyen Âge. «Comment ne pas regretter la sagesse d'avant? Comment ne pas donner un dernier souvenir à cette innocence que nous ne reverrons plus? On ne parle aujourd'hui que de l'égalité et nous vivons dans la plus monstrueuse inégalité économique que l'on n'ait jamais vue dans l'histoire du monde.» Mais Péguy, ce n'est pas seulement un propos - «nos vieux maîtres n'étaient pas seulement des hommes de l'ancienne France» -, c'est un fleuve aux courants profonds. Ecoutons: «Cette stupide morale à laquelle nous avons tant cru, cette stupide morale à laquelle, sots que nous sommes, et si peu scientifiques malgré les démentis du fait, à laquelle nous nous raccrochons désespérément dans le secret de nos cœurs…» Il faut le dire sans forcer, comme si c'était une conversation entre nous. Alors, ça devient mélodique: c'est du Bach.
Et un peu austère!
Oui, c'est austère. On est dans le pointu. N'ayant pas de capacité à prendre du plaisir, à jouir, je me confronte aux textes jusqu'à l'épuisement. Peut-être que je cherche le prof que je n'ai pas eu. Quand je discute avec Jean d'Ormesson, je me souviens que j'ai été un élève raté. Contrairement à ce que l'on dit, les autodidactes ne sont pas merveilleux. L'autodidacte a une seule qualité: l'obsession, mais son champ est assez limité.
Vous regrettez de ne pas avoir fait d'études?
Sans doute, mais lesquelles? Un texte de Jean d'Ormesson relativise tout cela. Dans ses jeunes années, il admirait beaucoup Paul Valéry. Il se rend donc chez lui, ils conversent, jusqu'au moment où l'écrivain lui demande ce qu'il fait. D'Ormesson répond, faraud: «Je viens d'abandonner l'agrégation d'histoire.» Valéry se lève et le serre dans ses bras pour le féliciter. Il lui dit qu'il a mille fois raison, que l'histoire ne sert à rien, que seul l'avenir compte. Puis Valéry l'interroge sur ce qu'il fait maintenant. Et d'Ormesson de répondre, toujours aussi fiérot, qu'il se lance dans l'agrégation de philosophie. «La philosophie? Mais c'est pire! s'exclame Valéry. Vous devriez faire des mathématiques!»
Vous avez inventé une forme théâtrale…
En 1985, l'année de mon premier spectacle sur Voyage au bout de la nuit, personne, à part Jacques Weber, ne faisait ce genre de représentation. J'ai essayé, pour reprendre la formule de Raymond Devos, de faire de la littérature, de l'imprégner de music-hall. C'est périlleux. Voyage au bout de la nuit, ce n'était pas très courageux. Le livre était installé comme l'un des chefs-d'œuvre du XXe siècle. La Fontaine, Nietzsche… on a commencé à monter en difficulté. Nietzsche m'obsède et je voudrais le confronter à Pascal dans un prochain spectacle! Je n'entre pas dans tous ces débats sur la culture française (ils me paraissent si étranges), je n'ai aucune compétence sur le sujet puisque je ne suis pas un intellectuel, mais je me souviens que Friedrich Nietzsche a écrit qu'il n'y a de génie psychologique qu'en France. Il argumente avec Stendhal. «Qu'est-ce que le beau? demandait Stendhal. Une promesse de bonheur.» Nietzsche, donc, expliquait que notre littérature française avait inventé «une sorte de musique de chambre de l'âme». Il disait aussi: «Croiser un Allemand peut retarder mon processus de digestion.»
Vous donnez parfois l'impression d'être vous-même un moraliste…
Un moraliste, non, mais un anxieux frappé d'une incapacité à jouir qui cherche dans le travail des réponses aux questions qui le hantent. Au fond, je suis un solitaire, j'ai peu d'amis, presque pas de vie sociale, sans doute parce que j'ai compris qu'être avec les autres, c'est être avec un paquet de névroses, de maladies, et que je me sens incapable de m'en protéger. Mais ne voulant pas être totalement seul, j'ai choisi la compagnie de grands écrivains.
Pourquoi l'argent est-il objet de fascination pour les écrivains, selon vous?
Parce que c'est le trognon! Les bavardages, la séduction, les mots, c'est la frime. Le vrai test, c'est le pourboire au café… L'argent est sale, oui ou non? C'est la question que pose Ferenczi, le disciple de Freud.
Quel type de réaction attendez-vous ou espérez-vous du public?
Je n'en sais rien. Ma petite intuition, c'est que l'on investit sûrement trop dans l'argent, que l'on n'a jamais un rapport apaisé et sage. On en attend beaucoup alors qu'il ne donne pas tout. Après… Quand je choisis des textes à lire, je n'ai pas de démarche intellectuelle, je ne m'attache qu'à la musique, je ne les pense pas. Je ne suis pas un universitaire. Je persiste à croire que les spectateurs ne sortiront pas renseignés sur le sujet. Péguy fustige l'argent, mais Pagnol en fait l'éloge. Céline écoute les billets que l'on froisse et Bruckner décrit les chiottes en or de Kim Kardashian. Je ne conclus pas. On écoute des morceaux de chefs-d'œuvre. Pour le reste, pas de conclusion.
Vous comprenez bien pourtant que vos spectacles ont une dimension politique?
Disons qu'ils fédèrent, par l'écoute partagée du génie de la langue française, des gens qui, normalement, ne peuvent pas se croiser sans se battre: un électeur de François Fillon et un électeur de Benoît Hamon, par exemple. Le premier est inquiet et ne voit que les dangers et les difficultés du monde. Il flippe sur la dette, il est dans le réel. Le supporter de Hamon ou de Mélenchon pense à un avenir radieux. Il parle revenu universel et VIe République. Ils sont côte à côte dans mes spectacles et goûtent, je l'espère, au génie de la langue française. Ensemble.
«Ensemble…», toujours de gauche?
Je me souviens, il y a quelques années, d'un dîner avec une femme qui m'avait dit: «Je suis contente de travailler pour Jean-Paul Huchon.» Quelle phrase extraordinaire! On dirait une pièce de Yasmina Reza. Je la relance: «Vous êtes donc de gauche?»«Oui, me répond-elle en substance, car je pense que naître, c'est être en société et que nous avons des choses à faire ensemble.» C'est fou cette idée, non? Dans son système, que devient un mec qui ne veut pas faire des choses avec les autres? Que devient un aigri, atrabilaire, misanthrope, asocial? On le dégage? Moi, je veux bien admettre l'existence, la nécessité de l'autre - «le miracle de l'autre», comme dit Levinas. Mais pourquoi serais-je obligé pour autant d'avoir des choses à faire avec lui?
Avez-vous une autre raison de programmer du Marx?
Peut-être l'idée que si Mélenchon gagne la présidentielle, il m'en saura gré et qu'il me gardera dans sa société. Qu'il ne me dégagera pas tout de suite.
Vous faites aussi plaisir à Arthaud et à Poutou…
Surtout Poutou! Poutou est une expérience métaphysique à lui tout seul. On sent qu'il ne veut pas y arriver, il n'est pas dans la dynamique de la réalité. Il n'est pas haineux Poutou ; il plane, il flotte Poutou: je l'aime.
NdB: Ce qu'on peut déplorer chez ce comédien de grand talent, qui fait aimer la littérature française, c'est son incroyable snobisme, sa préciosité qui aurait fait rire Molière. Il aime Poutou. Pourquoi pas? Luchini est une précieuse, je n'irai pas jusqu'à dire parfois ridicule.
Poésie? au Théâtre Montparnasse (01.43.22.77.74).
Des écrivains parlent d'argent, à partir du 19 septembre au Théâtre de Paris.
Commentaires
Gaelle : je pense que quand Luchini dit qu,il aime Poutou , il ironise sur ce personnage , par contre il devrait inviter le sieur Macron à assister à son spectacle , afin qu,il découvre l,art et la littérature Française , il en sortirait enrichit intellectuellement.
salutations.