"Je suis très content de participer à une solidarité [sic], très content de reverser une grande partie de ce que je gagne. Mais là, ça atteint des proportions où ça devient limite confiscatoire et spoliateur." Le 5 avril, Patrick Bruel s'est cassé la voix au micro de RTL, vilipendant la proposition de François Hollande de taxer à 75% les revenus supérieurs à 1 million d'euros. "Ce n'est pas honteux de faire fortune, martelait-il. Ce n'est pas honteux à partir du moment où on redistribue, et on redistribue beaucoup. Ne serait-ce que 50 % de ce que vous gagnez, c'est déjà énorme."
Le cri du coeur. Après des décennies de succès, le chanteur comédien a sans doute accumulé un joli patrimoine. Il s'est aussi révélé un redoutable investisseur. En six ans, l'artiste a pris les commandes, avec quelques associés, de Winamax, le leader français du poker en ligne.
Les actionnaires ont contourné le droit français
Problème: pour se hisser au plus haut niveau, les compères n'ont pas hésité, selon nos informations, à ruser, au moins au regard du droit français. Le 8 juin 2010, tout va pour le mieux. Winamax décroche une licence en France, lors de l'ouverture du marché des paris et jeux en ligne. Une vaste campagne de publicité de 30 millions d'euros est lancée. Pour en faire la promotion, le chanteur-acteur, roi du tapis vert -il a déjà remporté plusieurs grands tournois de poker- est mis en avant. A l'écran, dans les publicités télévisées, Patrick Bruel s'affiche, tout sourire: "Le plus important au poker, ce ne sont pas les cartes, c'est ce que vous en faites." On ne saurait mieux dire.
Je ne suis qu'un actionnaire, ce sont les responsables opérationnels qui connaissent les détails
A cette époque, une partie des sommes encaissées par Winamax est reversée à sa maison mère, Oxley Properties. Cette holding a d'abord eu son siège dans un paradis fiscal, les Iles Vierges, puis dans un autre pays à la fiscalité accommodante, le Grand-Duché du Luxembourg. En soi, cette localisation n'est pas illégale, mais ses bénéficiaires peuvent ainsi échapper à l'impôt français. Ce montage a déjà permis à Bruel et à ses associés de placer jusqu'à 1,14 million d'euros au Luxembourg, pour financer l'organisation de tournois comme le montre ce document issu du rapport annuel de Winamax. Tenue à présent de se mettre en conformité avec la loi française et taxée lourdement, la société a basculé dans le rouge. Fin 2010, elle affichait une perte de 16 millions d'euros dans l'Hexagone pour un chiffre d'affaires de 39,8 millions...
Avant d'être homologué, le site était bien connu des joueurs français de poker. En 2006, déjà, l'"Enfoiré" en assurait la promotion. L'artiste avait d'ailleurs été entendu par les policiers de la Direction centrale des renseignements généraux dans le cadre d'une enquête visant à éclaircir son rôle exact au sein de Winamax alors que les jeux en ligne n'étaient pas encore autorisés en France. Pour le chanteur, les choses en étaient restées là. Il avait évoqué pour sa défense un contrat d'image le liant à la société britannique. "Je fais semblant", chantait-il à l'époque devant un public sous le charme.
En 2006, pourtant, Bruel l'entrepreneur s'est déjà bien fait la main. Associé à Marc Simoncini, fondateur du site de rencontres Meetic -ces deux-là font la paire- il est entré au capital d'une société de jeux, baptisée Table 14, qui a en commun avec Winamax de partager... les mêmes actionnaires. Il a mis sur la table 480 000 euros, tandis que Simoncini a investi 120 000 euros aux côtés de deux créateurs du service de messagerie électronique Caramail, Alexandre Roos et Christophe Schaming. En mars 2010, Table 14 est rachetée pour 7,9 millions d'euros par... Winamax, quelques semaines avant l'ouverture du marché français. Laquelle Winamax se retrouve de ce fait blanchie au regard de la législation hexagonale. Joli sens du timing! Commentaire d'un connaisseur du dossier: "Il est malheureux de constater qu'aucune suite judiciaire n'a été donnée à cette histoire." Pour ses actionnaires, en tout cas, l'aventure se révèle fructueuse. Une levée de fonds valorise alors la nouvelle entité autour de 80 millions d'euros. Patrick Bruel, lui, multiplie sa mise de départ par plus de 20, soit 15 millions d'euros, au bas mot, aujourd'hui logés dans Oxley, au Luxembourg.
"Illégal en droit français, mais pas en droit européen"
L'artiste a misé, gagné, et su bluffer. En 2009, Winamax affichait sur le marché français, pourtant encore fermé à la concurrence, un chiffre d'affaires de 19,9 millions d'euros et un bénéfice de 2,8 millions. "En droit français, cela était peut-être illégal, mais en droit européen, sûrement pas", plaide Marc Simoncini. Ces résultats, demeurés secrets jusqu'à ce jour, ont été publiés au mois de décembre 2011 au Royaume-Uni, où le groupe demeure enregistré, alors qu'il n'y réalise que 1,1 % de son activité. Agacé, Patrick Bruel se défend auprès de L'Express: "Je ne suis qu'un actionnaire, ce sont les responsables opérationnels qui connaissent les détails."
Le chanteur et ses associés préfèrent évoquer l'avenir. En France, Winamax pèserait déjà un tiers du marché total du poker en ligne. Mais la société voit plus grand encore. Avec près de 300 000 joueurs actifs chaque semaine sur le Web, le poker compte beaucoup plus d'adeptes que les paris sportifs ou hippiques. Sur Internet, les mises ont atteint 7,6 milliards d'euros en 2011, selon l'Autorité de régulation des jeux en ligne. Bruel et ses amis regardent maintenant de l'autre côté de l'Atlantique. "Nous cherchons à entrer sur ce marché, mais nous ne le ferons pas seuls, explique Marc Simoncini. Nous avons doublé de taille en 2011 et sommes désormais rentables." L'homme d'affaires Bruel, champion de l'optimisation fiscale, ne manque pas de projets. Avec ou sans Hollande à l'Elysée.
L'EXPRESS - 10/04/12