De notre envoyé spécial à Lille
«J'ai ouvert mon frigo, il était vide, ou presque. Je me suis dit qu'il fallait que je me lance. J'ai répondu à une annonce, dans un journal. On m'a donné un rendez-vous avec un chauffeur. De trouille, je me suis trouvée indisposée, il a fallu s'arrêter sur une aire d'autouroute. Voilà comment j'ai mis le pied dedans».
Jade (1) pleure à la barre du tribunal de Lille. L'huissière lui apporte un mouchoir en papier. La jeune femme est l'une des quatre anciennes prostituées qui se sont constituées parties civiles dans le procès de l'affaire dite du Carlton. En quelques mots, émue mais pas larmoyante, ferme mais jamais vipérine, précise mais nullement inconvenante, elle dit toute la détresse de ces femmes sans ressources - elle élève seule deux enfants -, éduquées mais sans travail stable - elle parle pourtant trois langues -, qui décident, contraintes et forcées, de vendre leur corps.
Elle a commencé en 2007. Dès qu'elle a accumulé assez d'argent, elle se remet à la quête d'un emploi dans l'interim: «Je ne me suis jamais acheté des sacs ou des bottes de marque», précise-t-elle. Puis elle replonge dans cet univers glauque. C'est ainsi qu'elle échoue dans l'un des clubs belges de Dodo la Saumure, le Madame, dans lequel René Kojfer, personnage central du dossier selon l'accusation, a table ouverte, au sens le plus large du terme. «Je suis quelqu'un d'assez jovial, relate Jade, avec une grande franchise. Lui aussi. On était un peu les gais lurons de la bande».
«À Lille, c'était classe, pas la grosse boucherie»
Bien avant de rencontrer Dominique Strauss-Kahn - le tribunal y reviendra la semaine prochaine -, Jade participe à des réunions dans un bel appartement du centre de Lille, rue Faidherbe, attenant au Carlton dont les propriétaire et gérant disposent à leur gré. M. Kojfer, officiellement en charge des relations publiques de l'hôtel, passe commande en Belgique, Dodo donne un ordre, et les filles, trois ou quatre, arrivent en voiture. «Il y avait du champagne et un pain garni, explique Jade. Ils étaient plusieurs messieurs à l'arrivée. On avait un rapport, mais chacun avec son partenaire, dans des pièces différentes, ce n'était pas du libertinage. Les messieurs faisaient leur choix. Hervé Franchois (le propriétaire) faisait son choix d'abord, il a toujours choisi les plus jeunes. Il avait un statut plus haut que l'autre (Francis Henrion, le gérant), il fallait qu'il soit aux petits oignons».
Le président: «On vous offrait le déjeuner?»
Jade: «Oui. Nous étions peut-être le dessert…».
Pour ces prestations, chacune des jeunes femmes touche 200 €, le plus souvent réglés une fois de retour au club. Sauf une fois: «René nous a remis 120 € en disant: «les temps sont durs»».
Le président: «Quel est votre sentiment à l'égard de MM. Kojfer, Henrion et Franchois?»
Jade: «Il est mitigé. À Lille, c'était classe, pas la grosse boucherie. Ils étaient courtois, ce n'était pas une ambiance où on se sentait diminuées, ils ne nous rabaissaient pas. Quand on venait à Lille, on était sûres d'être rémunérées, ce qui n'était pas le cas au club: si on n'était pas choisie, on ne gagnait rien».
«Je me suis reconstruite»
A contrario, elle évoque une soirée crasseuse dans un restaurant italien de la banlieue lilloise, durant laquelle une très jeune femme de «moins de 20 ans», ivre morte, est livrée aux assauts successifs de «je ne sais pas combien de messieurs». Ce soir-là, René Kojfer avait guidé Jade au téléphone jusqu'à l'établissement, où il l'attendait. Elle précise toutefois qu'il n'a pas participé à cette scène abjecte.
«La dernière fois [NDLR: qu'elle s'est prostituée], c'était en 2010. Je me suis reconstruite, avec l'aide de l'association Le Nid. Si je suis encore debout, c'est grâce à elle».
Il y a dans cette déposition une résignation bouleversante, une dignité de chaque instant. Écouter Jade, c'est aussi réviser à la baisse la notion de «libres relations entre adultes consentants», qui sert de paravent aux zélateurs de la prostitution: elle n'a pas choisi cette voie, mais s'est sentie contrainte, en son for intérieur, de s'y engager, pour nourrir ses enfants. Plus elle parle, plus Jade se redresse à la barre, tandis que les trois hommes dont il a été question, ces messieurs de la rue Faidherbe, se tassent sur leur banc. La roue a tourné et c'est pour eux, à présent, que les temps sont durs.
(1) Pseudonyme de la jeune femme dans le cadre de la prostitution.
LE FIGARO