Devoir jardiner le monde
Michel Lhomme
le 12/03/2015
Quelle différence entre le droit coutumier des peuples menacés et le droit de la mondialisation fondé sur le droit occidental ? Dans le droit romain, l'homme est propriétaire de la terre. Chez les Amérindiens ou les Mélanésiens, la terre est propriétaire des hommes.
Dans toutes les communautés naturelles menacées aujourd'hui par la mondialisation, que ce soit en Amérique du Sud, chez les Papous ou à Wallis, la prétendue propriété de la terre est le cœur du problème. La propriété de la terre est-elle individuelle ou collective ? Doit-on jouir de la terre ensemble ou solitairement ? Le modèle de la mondialisation économique prône la ''maison'', le home sweet home, el dulce hogar, le silence du privé. De la propriété collective de la terre surgit l'indivision. Dans le conflit mapuche du Chili , par toutes les soustractions de terrain opérées durant le conflit entre droit coutumier et droit néocolonial, les familles ne disposent plus que de micro-terres, à peine quelques arpents sur lesquels elles tentent de subsister. Souvent, elles n'y parviennent pas ou tout juste. Un chef mapuche tenait de son grand-père une bonne quantité de terres : c'est à peine si aujourd'hui, il lui reste un hectare ! Et pourtant, de cet unique hectare qui lui reste, le reste de la communauté l'envie : les autres n'ont carrément plus rien !
Elles sont en effet devenues rares les familles mapuches qui, après trois générations conservent encore une bonne quantité de terres, une quantité disons significative qui irait au-delà de la bicoque et du petit jardin. Mais le problème foncier n'est pas qu'une question d'appauvrissement.
En fait, la plus grande partie des sociétés du monde tirent leur origine des terres agricoles. Or, les communautés orientées vers la terre se font de plus en plus rares et elles perdent en général leurs ''propriétés''. En fait, les vieilles communautés agricoles d'autrefois n'ont rien à voir avec les grandes fermes de la Beauce ou de la Haute Marne. On touche là à un autre usage de la terre, quelque chose de profondément différent du monde du commerce agricole ou de l'agro industrie. Ainsi, la France, terre paysanne par excellence a vu petit à petit disparaître ces petites fermettes et ces vieux métayers. Le monde agricole n'est plus, la paysannerie indienne si chère à Gandhi s'estompe et meurt peu à peu à coups de suicides de paysans surendettés. Partout où une civilisation meurt, c'est que la culture agricole s'éteint. De fait, il y a deux caractéristiques globales essentielles à la mondialisation : les nouvelles technologies et l'urbanisation. C'est la fin du monde paysan et des traditions paysannes, c'est le règne des mégapoles africaines.
Du coup, dans les derniers groupements paysans ou traditionnels, la terre cultivée depuis des siècles ne nourrit même plus son petit monde. Les réformes agraires des années 60-80 tentèrent dans de nombreuses régions du globe de solutionner le problème foncier mais elles échouèrent toutes dans l'imposition d'un modèle néo-marxiste de collectivisation forcée, un modèle coopératif importé en rupture avec la coutume.
Dans toutes les sociétés modernes, contrairement aux illusions communistes des anthropologues du début du vingtième siècle, la propriété collective des moyens de production - quelque chose de foncièrement différent en fait du communautarisme et du solidarisme traditionnel ou spontané - dynamita le foncier et fit de la terre nouvellement et arbitrairement distribuée les derniers lopins d'une survie programmée. De fait, les réformateurs agraires propulsèrent leurs réformes par la violence systémique, menant au nom de la lutte des classes et de l'égalité fictive une guérilla armée avec l'objectif inavoué mais bien réel de déplacer les populations récalcitrantes au son martial des chants révolutionnaires ou des discours simplificateurs. Ce qui n'était pas authentiquement révolutionnaire c'est-à-dire collectivisateur, mondialisateur, internationaliste devait quitter ses terres pour rejoindre les bidonvilles de la grande ville. Ainsi, les guérilleros travaillèrent aussi à leur manière pour la mondialisation heureuse en coupant les peuples de leurs traditions, en les déracinant de leurs terres ancestrales, en les urbanisant de force. Ce ne fut pas tout à fait dans les mouvements guérilleros la terre pour tous mais la lutte des sans terres pour que la terre puisse revenir à l'appareil organisateur de la subversion. La violence était encadrée et disciplinée vers l'expropriation forcée avec un évident sens stratégique du déplacement collectif et de la spoliation matérialiste.
Aujourd'hui, au Pérou, en Bolivie en Colombie comme au Chili, on assiste à une fusion culturelle étrange et singulière : la fusion de l'agricole et de l'urbain dans une pratique économique libérale et individualiste qui reconnaît sans illusion aucune le règne mercantile de la pure utilité et de la raison économique. Montagnes, vallées, rivières et torrents sont cadastrées tandis que les blocs de béton armé assaillent les littoraux avec le brouillard de Lima comme triste horizon.
Or, la terre est propriétaire des hommes. La terre sublime les hommes. La nature n'est pas matérialiste parce que créatrice, elle transcende le sol pour la contemplation. Elle le modèle et le transforme en de sublimes jardins. Le jardin est l'origine de la civilisation, le premier artefact mondialisé de l'inutile, de l'esthétique et du sacré.
Dès lors, le grand défi peut-être de l'humanité mondialisée est de rejardiner le monde.