Les langues anciennes résistent à tout, et d'abord à leur mort prétendue.
Accusons leurs fossoyeurs pressés plutôt qu'elles-mêmes.
Devoir les défendre comme si elles constituaient un passif, une charge, alors qu'elles sont riches d'avenir et créatrices de cultures et de civilisations magnifiques est un comble. Qui révèle moins leur inutilité que le piètre niveau de notre société perdue dans une modernité oublieuse des repères fondamentaux. Des liens essentiels.
Entre le passé et aujourd'hui, entre les racines et le présent, entre le latin et le grec d'un côté et Internet de l'autre. Le paradoxe est que sur beaucoup de plans superficiels, on nous rebat les oreilles avec ce terme «racines » mais on occulte le fait qu'elles sont constituées d'abord par ces deux langues anciennes et leur assise culturelle et historique. Les racines invoquées sans cesse par le snobisme ignorant valent mieux que celles du savoir et de l'héritage.
Loin de s'opposer à notre conception du progrès un tantinet naïve, le latin et le grec lui donnent sens. Ils l'enrichissent et fournissent à la culture de l'immédiateté la profondeur d'une source originelle.
L'apprentissage des langues anciennes forme à une gymnastique de l'esprit qui sera acquise pour toujours
Entre ces langues fondatrices et la langue, la littérature française. La structure logique du latin, son vocabulaire, sa grammaire, son importance pour l'étymologie, la souplesse et la ductilité de la phrase pour le grec, la finesse des raisonnements et la sophistication des analyses ont directement créé, par une contagion bienfaisante, notre langue maternelle, quand elle est bien parlée et écrite, et irrigué nos grandes œuvres classiques et contemporaines. Sans le latin et le grec qui ont été le terreau, la France et les pays européens seraient orphelins.
L'apprentissage des langues anciennes forme à une gymnastique de l'esprit qui sera acquise pour toujours.
Qu'on ne soupçonne pas ce constat irréfutable d'être élitiste alors qu'on sait qu'au collège, les enfants de troisième qui étudient le latin ont en moyenne trois points de plus en français que les autres et que l'histoire et la culture latines offrent, par exemple à de jeunes Maghrébins, l'opportunité de découvrir que leur pays a fait partie de l'Empire romain comme la Gaule.
Qu'on n'accable pas non plus ces langues anciennes en leur reprochant de faire l'admiration et d'avoir forgé la culture de «réactionnaires» quand tout démontre au contraire que leur caractère universel et l'humanité qu'elles recèlent sont aux antipodes d'une telle régression.
À rebours, je considère que la relégation du latin et du grec, non seulement par la gauche à cause d'un préjugé politique absurde mais, plus tristement, par la droite, provient sûrement d'une peur face à des citoyens rendus vigilants, critiques, aptes à la contradiction et à la dialectique grâce à eux. Éliminons ces matières dangereuses!
Les langues anciennes sont moribondes parce que la malfaisance veut les tuer. Il est indécent de s'arroger le droit de les défendre, comme si elles étaient coupables, alors que ce sont elles, à vie dans nos esprits et nos sensibilités, qui nous défendent contre le sommaire, le péremptoire, la bêtise, la pauvreté de la langue et la vulgarité de l'esprit.
LE FIGARO