Hommes du bataillon Aïdar. Source : Kyiv Post (www.kyivpost.com)
Maksym Kozub est un Ukrainien de Kiev qui s’est porté volontaire pour défendre son pays et a rejoint le bataillon Aïdar le 7 juillet dernier. S’il connaît bien la langue ukrainienne et ne se considère pas purement russophone, on parlait russe chez sa mère et il parle toujours le russe à la maison avec son épouse. Blessé par balle au bras le 5 août, il a été transféré à l’hôpital de Kiev après être passé par celui de Kharkiv. Aujourd’hui en convalescence, il a accepté de répondre à mes questions pour les lecteurs de Nouvelles de France. L’entretien s’est déroulé le 1er septembre au téléphone en langue polonaise, une des deux langues étrangères, avec l’anglais, que Maksym utilise dans son métier de traducteur-interprète dans le civil. C’est par un ami commun que j’ai pu faire sa connaissance.
Il n’a pas été facile de trouver un moment pour cet entretien car si Maksym a eu de la chance, il passe sa convalescence à épauler ses camarades du bataillon Aïdar transférés à l’hôpital de Kiev avec des blessures plus graves : rein amputé (un soldat de la région de Louhansk, aujourd’hui mort des suites de ses blessures), bras arraché, et autres blessures de guerre.
Voici la transcription de notre entretien :
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre bataillon Aïdar ?
Ce sont pour beaucoup des volontaires du Maïdan, mais moi par exemple je n’étais pas au Maïdan. J’étais auprès de ma mère malade, aujourd’hui décédée. Je pense que la proportion d’Ukrainiens du bataillon Aïdar qui étaient soit au Maïdan soit dans les manifestations dans leur ville, à Kharkiv par exemple, est d’environ 80 %.
En quoi les unités de volontaires comme le bataillon Aïdar diffèrent-elles des unités régulières de l’armée ukrainienne avec des militaires professionnels et des appelés ?
Du point de vue de notre ministère de la Défense, c’est une unité comme une autre. La différence, c’est que les combattants qui nous rejoignent viennent d’eux-mêmes. Moi-même, je suis arrivé comme volontaire le 7 juillet au bataillon Aïdar. Auparavant, j’avais juste eu un contact téléphonique avec les gens du bataillon pour leur dire que je voulais me joindre à eux. C’est seulement une fois que je suis arrivé au bataillon que j’ai été officiellement mobilisé par l’armée pour régulariser ma situation.
De votre point de vue, à quoi ressemblaient les combats auxquels vous avez participé : guerre régulière, guérilla, guerre civile, chasse aux terroristes ?
[Long moment d’hésitation] Quand j’étais près de Metalist, dans les environs de Louhansk, nous occupions nos positions et on nous tirait dessus avec des lance-roquettes Grad et des mortiers, mais en réalité on ne voyait pas ceux qui nous tiraient dessus. Il y avait l’artillerie ukrainienne à une centaine de mètres qui tirait, et ceux d’en face tiraient dans notre direction. Je savais que l’endroit d’où les tirs provenaient était tenu par les séparatistes, mais je ne les voyais pas. Je ne peux pas dire combien il y avait de gens de la région dans les rangs des séparatistes et combien de Russes. Nous savions qu’il y avait aussi des gens venus de Russie, mais je ne peux pas dire quelles étaient les proportions. Du point de vue militaire, c’est une guerre régulière qui se déroule là-bas, avec des tirs de notre artillerie contre les lance-roquettes Grad d’en face.
Plus tard, quand nous étions à Verhounka [également dans les environs de Louhansk, ndlr], quand j’ai été blessé, les gars se sont encore battus pendant plusieurs heures et après, quand j’étais à l’hôpital, ils m’ont dit qu’ils avaient trouvé des papiers russes sur plusieurs des types d’en face. Aujourd’hui on entend parler d’une présence non dissimulée de troupes russes, mais quand j’y étais, c’était encore ce concept de « guerre hybride » qui prévalait : on ne les voyait pas vraiment. On savait qu’ils avaient des instructeurs russes, qu’il y avait des Spetsnaz en face, mais on voyait aussi un nombre important de gens de la région qui avaient cru à la propagande russe.
Justement, quel était le rapport des gens du coin à l’armée ukrainienne ? Vous paraissaient-ils hostiles ou au contraire favorables à votre présence ?
Quand j’étais près de Metalist, il y avait un petit village près de nous. J’y avais été une fois avant la guerre, il comptait peut-être une centaine d’habitants. Aujourd’hui il en reste une quarantaine. Et les gens qui restent ont bien compris maintenant à qui ils ont affaire. Les séparatistes leur tiraient dessus depuis Louhansk avec leurs lance-roquettes Grad, alors que nos positions étaient à près d’un kilomètre de là. Il n’y avait aucune unité ukrainienne dans ce village, mais ils essuyaient des tirs de roquettes quand même. Plusieurs maisons avaient été détruites. Une fois, mon supérieur m’a demandé de prendre quelques hommes de mon peloton et d’aller voir s’il n’y avait pas des blessés à secourir dans ce village. Par bonheur personne n’avait été blessé. Nous avons discuté un instant avec des habitants, et une famille nous a raconté que quand leur village avait essuyé des tirs de roquettes depuis Louhansk la semaine d’avant, sept de leurs neuf cochons avaient été tués. La femme nous dit « Mais quand cette guerre sera-t-elle donc finie ? ». Et moi je lui réponds qu’elle sera finie quand nous aurons réglé leur compte à ces imbéciles qui leur tirent dessus depuis Louhansk. La paysanne me dit alors : « Tuez-les tous, les gars, tuez-les tous le plus rapidement possible ! ».
Je vous pose la question par curiosité : cette dame parlait-elle en ukrainien ou en russe ?
En russe. Elle a même utilisé la même expression que Poutine une fois, pour dire qu’il fallait tuer les terroristes jusque dans les chiottes.
À chaque fois que j’ai eu l’occasion de discuter avec des gens, ils étaient pro-ukrainiens.
Donc pour vous ce n’est absolument pas une guerre civile mais une guerre contre les Russes ?
Ce n’est pas si simple que cela. Il y a bien des habitants de la région dans les rangs des séparatistes. Des gens qui pensaient qu’il fallait se défendre contre les « fascistes venus de Kiev », comme leur a expliqué la télévision russe qu’ils regardent. Mais les habitants voient que la réalité est différente, que l’armée ukrainienne n’est pas venue pour les massacrer. Ils voient bien que nous ne nous attaquons pas aux civils. Et en face ils voient tous ces bandits à moitié saouls de la « République populaire » de Louhansk et de Donetsk qui pilonnent des villages où il n’y a que les habitants, et ils commencent à comprendre qu’ils se sont fait avoir.
Qu’est-ce qui vous a le plus incité à vous engager dans cette guerre ? Vous n’étiez-pas obligé, n’est-ce pas ?
Bien entendu que je n’étais pas obligé. Je vous l’ai dit, j’étais volontaire. Je n’avais pas été mobilisé. Dans le bataillon Aïdar, il n’y a pas de gars mobilisés, nous sommes tous des volontaires. Les seuls soldats mobilisés, il y en avait quatre, c’étaient des gars qui avaient demandé ensuite à rejoindre notre bataillon. Il y en avait un dans mon peloton, il était d’abord stationné à Kiev et il avait demandé à être affecté dans la zone de l’opération antiterroriste dans l’est.
Ce qui m’a incité à m’engager ? Vous savez, c’est mon pays. Je vois que mon pays ne peut pas vivre normalement, ses habitants ne peuvent pas vivre normalement, parce que des gens viennent de Russie et parce que les Russes poussent des Ukrainiens à se soulever avec leur propagande. En plus, j’ai des amis à Horlivka, à Donetsk. Des collègues traducteurs-interprètes comme moi, des gens qui travaillent à l’université, et d’autres encore. Certains ont dû partir ou faire partir leur femme et leurs enfants et ils disent : « On ne peut pas vivre et travailler normalement chez nous, parce qu’il y a ces idiots de ces « républiques populaires » qui occupent nos villes, qui tuent des gens, etc. »
Quand j’ai rejoint Aïdar et que j’ai été mis à la tête d’un peloton de 25 hommes, il y en avait onze qui provenaient du groupe d’autodéfense local, des villages du coin, du district de Starobielsk, dans l’oblast de Louhansk. Ils m’ont raconté comment ça avait commencé, comment ils avaient essayé de convaincre les gens de ne pas croire à toutes ces foutaises de la propagande russe, qu’ils n’avaient rien à gagner avec ces « républiques populaires ». Et après ils ont rejoint le bataillon Aïdar parce qu’ils ont vu qu’il fallait se battre s’ils voulaient pouvoir recommencer à vivre normalement.
Pour moi, c’est ma deuxième guerre. En 1993 je me suis porté volontaire pour me battre aux côtés des Géorgiens avec une unité d’Ukrainiens. Nous étions tous volontaires. J’ai chez moi un document qui certifie que Maksym Kozub a participé à la défense de la souveraineté et de l’intégrité de la Géorgie. Si j’ai pris part à la défense de la Géorgie, comment est-ce que j’aurais pu ne pas prendre part à la défense de mon propre pays ?
Vous aviez déjà une expérience militaire avant la Géorgie ?
J’avais uniquement fait mes deux ans de service militaire de 1986 à 1988 dans l’armée soviétique dans l’Extrême-Orient russe.
Vous vous considérez comme antirusse ?
Ce qui est triste aujourd’hui pour moi, c’est que la Russie, un pays qui m’est proche, un pays que j’aimais bien, où j’ai énormément d’amis, que cette Russie se comporte de cette manière. Ma femme est citoyenne russe. Elle va demander maintenant la nationalité ukrainienne, mais elle est encore citoyenne de Russie. Elle a quitté la Russie il y a onze ans. L’année dernière nous avons fait venir sa mère à Kiev. C’est triste qu’une partie aussi importante des Russes aient cru à toute cette propagande qu’on leur sert et qu’ils soutiennent Poutine. Bien sûr, parmi mes amis, la proportion est différente. Il y en a avec qui on ne se parle plus, mais les trois quarts de mes amis russes m’écrivent qu’ils regrettent profondément ce qui se passe, qu’ils ont honte de ce que fait leur pays et qu’ils soutiennent l’Ukraine. Quand j’écris quelque chose sur mon profil Facebook, j’ai des tas d’amis russes qui expriment leur soutien.
Il ne faut pas non plus confondre la Russie et son gouvernement actuel. Moi et ma femme, nous ne remettrons pas les pieds en Russie tant qu’il n’y aura pas un changement radical là-bas. Cela ne veut pas dire que je suis antirusse. Il y a des gens ici qui n’aiment pas les Russes en général, mais ce n’est pas mon cas. Je regrette simplement qu’une grande partie de la population russe semble souffrir de troubles mentaux en ce moment.
Vous parlez le russe à la maison, avec votre épouse : que pensez-vous de la loi votée par le parlement après la révolution du Maïdan, qui a retiré au russe son statut de langue officielle en Ukraine ?
Ce que je peux dire, c’est qu’aucune des personnes qui ont parlé de cette loi à la télévision russe ne l’avait lue avant de donner son avis. Moi, je l’ai lue et je peux donc en parler. Il n’y a rien de si terrible que cela dans cette loi, même si c’était une très mauvaise idée de faire une loi de ce type, surtout à ce moment-là. Je comprends qu’on ait voulu défendre la langue ukrainienne, mais ce n’était pas la meilleure manière de le faire, même si ce n’était absolument pas la loi fasciste qu’on a présentée. Et surtout cette loi n’a jamais interdit aux russophones de parler le russe ! Un exemple de ce que stipule cette nouvelle loi, c’est que quand un patient se rend chez un médecin dans un centre de santé public, si le patient ne connaît pas l’ukrainien, qu’ils n’ont pas de langue commune et qu’il faut faire venir un interprète, l’interprète est à la charge du patient.
Pour revenir aux opérations de guerre, quand vous étiez au front, quel type de matériel militaire utilisiez-vous ? Avez-vous des équipements américains et avez-vous été témoin d’un soutien des États-Unis en faveur des opérations militaires de l’armée ukrainienne ?
Non, nous n’avions pas d’équipements américains, mais par contre il y avait parfois des rations alimentaires américaines.
Vous n’avez jamais vu d’armes américaines ?
Non, jamais. Nous avons des kalachnikovs et des équipements de l’armée ukrainienne.
Et avez-vous rencontré des volontaires américains ou européens ?
Je n’ai jamais rencontré d’Américains, mais il y avait dans le bataillon Aïdar un Canadien d’origine ukrainienne. J’ai aussi vu deux volontaires suédois. Mais quand j’ai demandé une fois de leurs nouvelles, mon collègue m’a dit qu’ils étaient repartis une fois leur temps de séjour légal de 90 jours terminés.
Ils étaient d’origine ukrainienne ?
Pas autant que je sache, c’étaient bien des Suédois.
Sur votre site professionnel de traducteur-interprète, vous expliquez que vous êtes chrétien orthodoxe et que par conséquent vous ne traduisez pas par exemple les sites érotiques. Votre foi a-t-elle joué un rôle dans votre décision de risquer votre vie pour défendre votre patrie ?
Non. Pour être franc il faut que je mette mon site professionnel à jour, même si je ne vais toujours pas traduire ce genre de site. Je suis devenu chrétien quand j’avais 33 ans, après un long cheminement vers Dieu, mais j’ai quitté l’Église il y a un an, à 45 ans. J’ai enlevé la croix que je portais. Je ne suis pas devenu athée, mais j’ai décidé que je ne voulais pas penser à l’éternité. Je veux vivre ma vie sur cette Terre sans penser à ce genre de choses. La foi n’a joué aucun rôle dans ma décision. Je sais que ce qui est écrit dans les Évangiles est vrai, je suis resté ami avec des chrétiens, y compris avec quelques prêtres orthodoxes et catholiques, et aussi avec des protestants. Je ne suis pas devenu hostile à la religion chrétienne, mais je ne veux plus m’y intéresser.
Vous avez l’intention de retourner au front ?
Je dois attendre encore un mois et demi pour pouvoir utiliser mon bras normalement. Je pensais que d’ici là la guerre serait finie, mais il semble aujourd’hui que cela doive durer plus longtemps [l’entretien s’est déroulé alors que les séparatistes appuyés, d’après les Ukrainiens, par des unités de l’armée russe venaient d’ouvrir un nouveau front en direction de Marioupol, ndlr]. Si la guerre dure encore quand je pourrai à nouveau me battre, j’y retournerai.
Nouvelles de France - 10 09 14