Par Annabel Desgrées du Loû, démographe. Nourrie d’une formation en biologie et en sciences sociales, Annabel Desgrées du Loû est directrice de recherche au Ceped. Elle étudie les comportements de santé des populations en faisant dialoguer les approches biomédicales et les sciences humaines et sociales.
En 2013, sur 6 220 nouveaux cas de VIH/sida diagnostiqués en France, 31% concernaient les migrants d’Afrique sub-saharienne. A première vue, ces chiffres semblent refléter la carte de l’épidémie de VIH/sida : puisque le continent africain est le plus touché, les personnes qui en arrivent ont plus de risque que les autres d’avoir contracté ce virus.
Origine des personnes contaminées par le VIH © Patrick Garcia / La Recherche
Pourtant depuis quelques années, la situation semblait plus complexe. En effet, l’analyse des souches de virus pour tous les nouveaux cas à partir des années 2 000 montre qu’environ un Africain sur quatre diagnostiqué pour un VIH en France a une souche de virus très rare en Afrique mais très commune en Europe, ce qui suggère qu’il a très probablement été infecté après son arrivée en Europe. Difficile alors d’en savoir plus. Le VIH/sida est en effet une pathologie qui reste sans signe clinique apparent pendant plusieurs années, et les personnes atteintes ignorent en général quand elles ont été infectées. La très grande majorité des migrants porteurs du virus VIH découvrent leur séropositivité seulement une fois arrivée en France car les tests sont plus accessibles que dans leurs pays d’origine. Pour autant, ils ne savent pas s’ils ont été infectés avant ou après leur arrivée. Or pour la santé publique ce n’est pas un détail : si le VIH/sida qui touche les migrants africains en France est une épidémie « d’importation », la seule chose à faire est de proposer un dépistage le plus tôt possible à l’arrivée en France, afin de prendre en charge efficacement les personnes contaminées. Si les migrants s’infectent après leur arrivée en France, il faut aussi déployer des efforts autour de la prévention.
Pour mieux comprendre les spécificités de l’infection par le virus du sida et ses conséquences dans cette population des migrants africains, nous avons conduit une enquête dans les services hospitaliers et les centres de santé généralistes. Ces structures ont le mérite d’être accessibles à tous, sans conditions de titre de séjour ou de revenus, et de garantir la confidentialité, tant sur la maladie que sur les conditions de séjour. En Ile-de-France, cette enquête a été réalisée sur un échantillon représentatif de migrants sub-Sahariens suivis pour une infection par le VIH/sida (926 personnes, dont 353 hommes et 573 femmes). (…)
Ce type d’approche dit « biographique », très utilisée par les socio-anthropologues, est encore pionnier dans les sciences sociales quantitatives. Cela est dû en particulier à sa complexité, tant au niveau du recueil de l’information que du traitement statistique de ces données longitudinales : il s’agit en effet de traduire des vies entières sous une forme simplifiée et standardisée pour un traitement statistique, afin de pouvoir analyser de façon quantitative la place des événements dans le parcours de vie et faire émerger leurs causes. (…)
Dans quel cadre ces infections surviennent-elles ? Pour le savoir, nous avons mis en relation, pour chaque année de vie en France, les situations sexuelles et les conditions de vie. Pour beaucoup de migrants, l’arrivée sur le sol français est un moment d’insécurité et de précarité : plus des deux tiers des personnes enquêtées n’avaient pas de titre de séjour valable pour au moins un an au cours de leur première année en France, et ont vécu avec des récépissés de demande de titre de séjour, voire pas de titre de séjour du tout. Une personne sur cinq n’avait pas de logement stable au cours de cette première année et a dû changer fréquemment d’hébergement.
Cette insécurité dure plusieurs années, et cette période de précarité est aussi une période où la sexualité expose à plus de risque : toutes choses égales par ailleurs, les hommes et femmes africains ont plus de relations sexuelles occasionnelles les années où ils n’ont pas de logement stable. Les femmes en particulier, lorsqu’elles n’avaient pas de logement ou pas de titre de séjour, ont dû accepter des relations sexuelles qu’elles ne souhaitaient pas, en échange de logement, d’aide matérielle ou par peur d’être expulsées. La précarité apparait ainsi comme un facteur indirect de l’infection par le VIH pour les migrants africains vivant en France.(…)
Dépistage rapide
Ces résultats changent l’image qu’on avait de l’épidémie de VIH/sida chez les migrants en Europe. Il ne s’agit plus d’une maladie « d’importation » qu’il faut prendre en charge le mieux possible. Il faut rompre la chaine de la contamination après l’arrivée.
Quels que soient les outils, encore faut-il qu’ils rencontrent leurs utilisateurs potentiels. L’enjeu est aujourd’hui de les faire connaître et de les rendre accessibles à ceux qui en ont besoin, au moment où ils en ont besoin. Les programmes de lutte contre le sida chez les migrants doivent donc sortir des structures de santé, rejoindre les gens là où ils sont, et tenir compte de leurs conditions de vie. Cela passera sans doute par des actions « de proximité », pensées et organisées au niveau local, qui mobilisent et rassemblent les services de soins, les médecins de ville et les associations, dans les communes et quartiers où les populations africaines sont les plus présentes.
Notre enquête aura aussi montré qu’au-delà des outils de la prévention, ce sont les conditions de vie qui cadrent l’univers des possibles : la première chose dont les migrants ont besoin pour prendre soin d’eux-mêmes et se protéger du VIH/sida, c’est de pouvoir y penser. Cela n’est possible qu’une fois libéré de l’extrême insécurité, de l’angoisse liée à des démarches administratives lourdes et à l’issue incertaine, du souci d’avoir un toit où dormir.