Toujours vert, le courant érotique
Dût-elle contrister les tartuffes, les pères la pudeur et les tristes croisés de l’Ordre moral prompts à brandir l’anathème à tort et à travers (ils prolifèrent, y compris là où on ne les attendrait pas), cette chronique s’intéressera à la littérature érotique. Laquelle remonte, eût dit Vialatte, à la plus haute Antiquité. Elle est de tous les temps et de tous les pays. Elle a produit quelques chefs-d’œuvre éclatants – à côté, il est vrai, de livres affligeants. Ou ennuyeux, comme le sont, à mon goût, la plupart des livres de Sade, tenus par beaucoup comme des références. Mais c’est le lot de tous les genres : le pire y côtoie le meilleur. A chacun de faire son tri.
La veine érotique, du reste, n’est pas univoque. Sans reprendre la tarte à la crème de la prétendue différence entre érotisme et pornographie (la frontière en est floue, variable selon les époques, sujette à appréciation subjective, bref, impossible à tracer sûrement), elle a inspiré aussi bien des ouvrages gaillards, réalistes, où l’on appelle un chat un chat, que des bibelots pleins de raffinement, d’une délicatesse infinie.
Dans la première catégorie, certains fabliaux du Moyen Âge, paillards à souhait, des poèmes de Ronsard et de Théophile Gautier, Les Onze mille Verges d’Apolllinaire, sans oublier Aragon. Et encore le roman Baise-moi de Virginie Despentes, pour citer au hasard, à grandes enjambées à travers les siècles.
Dans la seconde, on pourrait situer l’Histoire d’O de Pauline Réage alias Dominique Aury, les textes d’André Hardellet, de Georges Bataille ou d’André Pieyre de Mandiargues, à la perfection glacée, dans la parentèle des libertins du XVIIIème siècle, Crébillon fils, le Diderot des Bijoux indiscrets, Restif de La Bretonne. Lesquels procédaient eux-mêmes d’Epicure et de Pétrone via Théophile de Viau et Saint-Évremond.
Rien d’exhaustif là-dedans, bien entendu, et si tant est que l’on puisse dresser une typologie. Juste quelques repères le long d’une voie prolifique, singulièrement chez nous.
Il serait en outre bien difficile d’établir entre ces deux espèces une quelconque hiérarchie. Qui oserait prétendre que la paillardise d’un Rabelais ne vaut pas, pour ce qui est de la qualité littéraire, les périphrases de Choderlos de Laclos ? D’autant qu’ici encore, la distinction entre plusieurs catégories manque parfois de pertinence.
En ce domaine comme en d’autres, le seul critère qui vaille, c’est la vulgarité. Rédhibitoire, bien sûr. Je tiens que l’on peut tout dire pourvu que ce soit avec grâce. La Fontaine a écrit des Contes qui, à l’inverse des Fables, ne sont pas à placer sous les yeux des enfants. Mais quel délice et quelle finesse !
Heureux temps que ceux où la suggestion jouait pleinement son rôle. Notre époque barbare l’ignore – et sans doute l’image, en particulier le cinéma et la télévision omniprésente, qui ose désormais tout montrer, l’a-t-elle définitivement condamnée.
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Cela se traduit, de façon inévitable, dans la littérature. Dans sa Métamorphose du sentiment érotique (1), Jean-Jacques Pauvert, à qui l’on doit une volumineuse Anthologie historique des lectures érotiques comptant pas moins de cinq gros tomes, preuve que la matière n’a jamais fait défaut, soutient cette opinion. Il écrit : « L’érotisme n’existe plus qu’émietté, dilué tous les jours un peu plus dans les innombrables divertissements monnayés qui submergent aujourd’hui les sociétés humaines. »
Tels sont les méfaits de la culture de masse et de la déliquescence où sont tombées les anciennes morales. L’absence d’interdits, de secrets, ôtant tout piment, incite les auteurs contemporains à une surenchère dans l’étalage souvent sordide. On se dispensera de citer des noms.
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Subsistent toutefois, bien que fort rares, quelques écrivains que l’on pourrait qualifier, pour sacrifier à l’usage, « de second rayon », mais qui ont assez de finesse (et de talent) pour ne pas se vautrer dans la chiennerie ambiante.
Parmi eux, Eric Holder. Son œuvre, variée, compte plusieurs recueils de nouvelles dont la délicatesse a été à maintes reprises saluée par la critique. Son dernier en date, Embrasez-moi (2), sacrifie à la veine érotique. Sans abdiquer ni la poésie diffuse qui vient nimber ses textes, ni son ironie, ni la tendresse qu’il éprouve pour ses personnages.
Il s’en explique dans l’avant-propos : « Cette partie de la littérature, la plus charnue, la plus charmante, je regrettais de ne pouvoir lui rendre hommage. J’éprouvais une sorte de dette envers elle, qui m’a bercé, nourri, et une sorte de lâcheté à ne pouvoir l’honorer. J’ai la chance de pouvoir m’acquitter de l’une en abandonnant le manteau de l’autre. »
Sept nouvelles, donc, certaines inspirées, à l’évidence, par des expériences vécues – celle du potache dans Francis, Boulouris, et probablement Marie sans chemise – d’autres issues de l’imagination de l’auteur. Elles ne sont pas moins réussies.
Chacune comporte, il va sans dire, des scènes osées, narrées avec un réalisme imperturbable. Toutefois, et c’est ce qui fait le prix de ces récits, l’humour n’en est jamais totalement absent, non plus qu’une certaine « distanciation », comme disait Brecht à propos de théâtre. Quant aux héroïnes, toutes désirables à quelque titre, ou émouvantes, ou pitoyables, elles sont dotées de personnalités assez différentes pour attacher le lecteur.
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De Robert Giraud, La Table Ronde avait publié l’an dernier L’Argot de bistrot. Voici, du même, un nouveau dictionnaire, L’Argot d’Eros (3). La démonstration, souvent désopilante, que le vocabulaire de l’amour, d’une variété infinie, ne cesse de s’enrichir depuis le Moyen-Âge, son évolution empruntant aux mœurs et aux langages des générations successives.
Truculents ou insolites, tendres ou coquins, imagés, suggestifs, les mots et expressions de l’amour se nourrissent de tous les domaines, s’expriment dans tous les registres. Le raffiné y fait bon ménage avec le trivial, la langue verte des voyous avec les métaphores des poètes.
Pour illustrer ses définitions, Giraud, en bon lexicographe, fait appel à des citations tirées des œuvres les plus diverses, empruntées à de multiples genres et à des auteurs de toutes les époques, avec une prédilection, toutefois, pour la période contemporaine. Alphonse Boudard y voisine avec Auguste Le Breton et Albert Simonin, ce qui n’a rien d’insolite, mais aussi avec Verlaine, Béroalde de Verville, Voltaire, Henry Miller, Roland Dorgelès, André Vers, Steve Masson, pour n’en relever que quelques-uns parmi les plus cités.
Non moins savoureux, certains couplets de chansons, certains passages d’ouvrages laissés par des auteurs dont la renommée n’a pas dépassé leur époque. A feuilleter au hasard ce dictionnaire, on mesure combien le lexique érotique a imprégné (certains diront contaminé) le langage de bien d’autres domaines. Cette promenade n’est certes pas à recommander aux âmes innocentes. Mais si elle s’adresse au lecteur averti ou, tout simplement, prêt à s’esbaudir hors des sentiers académiques, elle a de quoi le laisser pantois par l’inventivité et, souvent, l’humour qu’elle recèle.
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Pour finir, un roman qui n’a rien d’érotique, mais qu’on ne saurait passer sous silence tant son auteur se multiplie dans les media : Pour mémoire (4), de Mazarine Pingeot.
Qu’une agrégation de philosophie ne confère pas, ipso facto, un talent de romancier, madame Pingeot en apporte la preuve. Une fois de plus. En dépit de tous les éloges complaisants suscités, dans les milieux branchés, par ses précédentes tentatives.
Disons-le tout net : rien de plus convenu, de plus artificiel, de plus mal écrit, en un mot, de plus ennuyeux, que cette pochade. L’histoire d’un garçon de sept ans obnubilé par la Shoah découverte à la télévision. Au point d’en perdre le sommeil. De devenir un adolescent anorexique. D’échouer en hôpital psychiatrique. Autodétruit par son désir de rédemption. D’identification aux victimes. Par un questionnement incessant sur l’impossibilité du bonheur. Sur la condition humaine et ses limites. Essence et non-existence. « Fornications de mouches », eût jugé, non sans raison, Céline, qui usait d’un terme plus cru.
Une succession de sujets de bac. De dissertations au cours desquelles la « romancière » s’adresse à son héros, à la deuxième personne. C’est chic mais pas très neuf. La Modification de Butor date de 1957 et le Nouveau roman fait figure de vieille lune.
Passe encore sur de telles affèteries. Outre que le sujet exploite jusqu’à la nausée un thème rebattu, outre que le personnage central, transparent, demeure d’un bout à l’autre une construction de l’esprit qu’aucun détail réaliste ne rend vivant ni même plausible, plus affligeante encore est la platitude du style. Les amphigouris. Le comique involontaire.
« Le bonheur te fit mal, déchirait quelque chose d’encore vierge à l’intérieur, ton hymen saignait. » C’est sans doute que, dira-t-on, prise par son récit, l’auteur s’assimile à son jeune héros. Ou qu’il s’agit d’une métaphore particulièrement hardie. Soit. On lui conseille toutefois de revoir ses connaissances en anatomie masculine.
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1- Métamorphose du sentiment érotique. Editions Jean-Claude Lattès, 350 pages, 20 €.
2 – Embrasez-moi. Editions Le Dilettante, 223 pages, 17 €.
3 – L’Argot d’Eros. Editions de La Table Ronde, coll. « la petite vermillon », 489 pages, 10 €.
4 - Pour mémoire. Editions Julliard, 85 pages, 14 €.