Cet article a paru le 14 octobre 2011 dans Rivarol amputé de sa dernière partie. Le voici dans son intégralité, avec l'autorisation de l'auteur.
Petits secrets et grands mystères
Après Crimes et fraudes en Côte d’Ivoire (Edite, 2011), co-signé avec son confrère Jacques Vergès et consécutif aux élections mouvementées que l’on sait, Roland Dumas, bientôt nonagénaire, se raconte dans un pavé de plus de cinq cents pages au titre ambigu : Coups et blessures (1). Reçus ? Donnés ? Les deux, sans doute, bien que, dans l’esprit de l’auteur, la première hypothèse soit seule recevable. Car il s’y pose souvent en victime de ses adversaires politiques, attachés à salir son honneur. Quand il s’agit de coups tordus ou de blessures infligées de son fait, il se montre bien plus discret. C’est de bonne guerre.
Le sous-titre, Cinquante ans de secrets partagés avec François Mitterrand, pour racoleur qu’il est (ah, l’attrait exercé par le mot « secrets » !), n’en est pas moins révélateur de la teneur de l’ensemble. Sur la photo de couverture qui les représente échangeant ce que l’on devine être des confidences, les deux ont des mines de conspirateurs complices. Ce qu’ils furent en plus d’une occurrence.
Quant au contenu, pas vraiment des mémoires, au demeurant déjà publiés en partie, mais plutôt des souvenirs dans lesquels l’ancien Président occupe une place prééminente. Celui qui fut son ami et son ministre entre 1984 et 1993, aux Relations extérieures devenues Affaires étrangères, avant de présider le Conseil constitutionnel de 1995 à 2000, lui voue en effet une admiration sans réserve.
Si j’étais psychanalyste, ce qu’à Dieu ne plaise, je verrais volontiers, dans ce qui confine à de l’adulation pour un homme qui était de six ans son aîné, un transfert de l’amour porté à un père fusillé par les Allemands en 1944 pour faits de résistance. C’est à lui et à son souvenir que le jeune Roland doit son entrée en politique. Et lorsqu’il choisit Mitterrand plutôt que Mendès, il va s’attacher au premier de façon inconditionnelle et en faire son mentor.
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Inutile de revenir dans le détail sur l’ensemble d’un parcours politique couvrant un demi-siècle. Il fournit le fil conducteur d’un récit dont la trame se nourrit de souvenirs personnels, de vraies ou fausses confidences, de quelques réjouissants règlements de comptes – singulièrement, et là réside tout le sel, avec des gens de son propre parti qu’il égratigne sans avoir l’air d’y toucher, par petites touches assassines. On n’en dressera pas la liste exhaustive, ce serait priver le lecteur du plaisir de la découverte.
Etudiant engagé dans la Résistance, il s’inscrit au barreau en 1950 faute de pouvoir embrasser la carrière de chanteur d’opéra dont il aurait rêvé. Car il éprouve pour le bel canto, qu’il continue à pratiquer en amateur, une passion propre à attirer la sympathie pour celui qui se contentera de devenir un ténor de la politique.
Ainsi fait-il ses premières armes d’avocat en défendant le communiste Georges Guingouin, avec Robert Badinter, puis Jean Mons, secrétaire à la défense du gouvernement Mendès où Mitterrand siège à l’Intérieur. De Robert Badinter, qu’il croisera, puis retrouvera bien plus tard au gouvernement, il brosse, du reste, dans le cours de l’ouvrage, un portrait pour le moins contrasté. Jospin, Rocard, la malheureuse Edith Cresson, d’autres encore font les frais de sa causticité. Et d’une rancune vigilante.
En revanche, Jean-Marie Le Pen, qu’il côtoya sur les bancs de l’Assemblée et qui le convia à déjeuner à Montretout, se voit décerner un brevet d’honorabilité.
L’évolution de sa carrière d’avocat va le rapprocher de Mitterrand, et d’abord l’affaire de l’Observatoire où il plaide pour la fausse victime de cet attentat bidon. A l’époque, il se situe résolument à l’ultra-gauche. Plus extrémiste que son ami, notamment en ce qui concerne l’Algérie et la décolonisation. Plus proche des thèses de Mendès. Porteur de valises du FLN, défenseur de Jeanson, partie civile dans l’affaire Ben Barka. Plus tard, conseil du Canard enchaîné contre les plombiers de l’Elysée venus placer sur écoutes l’hebdomadaire. Accusateur de Giscard lors du scandale des diamants de Bokassa.
Son parcours de député, puis de ministre, sur lequel on ne s’étendra pas mais qu’il raconte avec force anecdotes, se déroule dans l’ombre de Mitterrand. C’est celui d’un apparatchik. D’un homme lige. D’un confident à qui sa position ouvre les coulisses du pouvoir. Il se garde, évidemment, d’en livrer tous les secrets, mais explique, suggère, entrebaille des portes dont certaines donnent sur des alcôves. De la petite histoire, certes. Souvent plus éclairante que la grande, on le sait depuis Lenôtre.
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Homme à femmes, il ne s’en cache pas. « Casanova plus que Don Juan », ainsi se définit-il. Non à la manière brutale de DSK, mais séducteur comme pouvait l’être celui qu’on surnommait le Florentin et dont il recevait les confidences, en ce domaine comme en d’autres. Ami de Danielle, mais aussi d’Anne, l’épouse morganatique. Au courant des méandres de la vie privée et des frasques du Président. Le récit des funérailles d’icelui est un des moments forts du livre.
Quant à Dumas lui-même, on l’attend, évidemment, au tournant des scandales où il s’est trouvé impliqué, affaire Elf, frégates de Taiwan, mais aussi succession du sculpteur Giacometti, dont il fut l’exécuteur testamentaire. Vie publique et vie privée s’y trouvent mêlées de façon parfois inextricable.
Ses versions, on pouvait s’y attendre, sont autant de plaidoyers pro domo qui sont loin d’emporter la conviction et prêtent parfois à sourire. Ainsi justifie-t-il par une malformation du pied les chaussures au prix exorbitant offertes par sa maîtresse, Christine Deviers-Joncour. L’argument paraît un peu léger… Quant aux statuettes qui défrayèrent aussi la chronique, certaines étaient, assure-t-il, des faux grossiers.
Du reste, Deviers-Joncour était une parfaite dinde. C’est ce qu’il s’efforce de démontrer chaque fois qu’il la met en scène. « Christine dit m’avoir aimé. Je ne suis pas sûr que ce fût réciproque, mais c’était agréable. (…) La stupidité de cette femme, la façon dont elle s’est entêtée dans des histoires idiotes ont jeté à jamais un voile sombre sur notre relation. » La rancoeur est rarement élégante…
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L’intérêt de ces souvenirs qui versent parfois dans le déballage ? Sûrement pas littéraire. Dumas n’est pas Chateaubriand. La pauvreté du style permet même de supposer que le livre n’a pas été écrit, mais plutôt dicté. Et que celui ou celle qui l’a mis en forme ne brillait pas par sa connaissance du français. Difficile d’imputer au brillant avocat, à celui qui occupa le fauteuil de Vergennes, des formules récurrentes du genre « il me sert la main ». Elles semblent attester qu’il n’en a même pas relu les épreuves.
En revanche, ce survol de cinquante ans d’histoire par un de ceux qui en furent les acteurs majeurs ne manque pas de sel. Tout n’est pas à prendre pour argent comptant et il convient, à chaque page, de faire la part des choses. Si le politicien inspire de grandes réserves – encore que mes capacités d’historien soient nettement insuffisantes pour me permettre de porter sur son action un jugement fondé –, l’homme tel qu’il se peint, en dépit de sa rouerie évidente, de son art de la dissimulation, inspire un sentiment plus nuancé. Jouisseur, sans doute, et attaché aux biens terrestres, mais sensible, malgré qu’il en ait, à ce que son compagnon de combat appelait « les forces de l’esprit ». Telle est l’impression générale laissée par un livre touffu, dont on déplore qu’il soit dépourvu d’index.
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Comme nombre d’hommes politiques, Roland Dumas était franc-maçon, initié dans les années 50 « pas par ambition, mais là encore, par piété filiale. » Il ajoute à ce propos : « Je n’ai d’ailleurs jamais fait de prosélytisme ni introduit quiconque chez les frères, sauf un copain de lycée qui avait insisté pour que je le parraine. J’ai trop vu dans les loges d’appétits intéressés pour oser recommander quelqu’un. J’écarte tous ceux qui sont là pour leur profit personnel : les entrepreneurs ambitieux et les fonctionnaires carriéristes. » Sa qualité de maçon a sans conteste facilité certains de ses contacts, notamment avec les potentats africains. Ce qu’il reconnaît bien volontiers.
Précision : ce détail le concernant est, à mes yeux, un élément qui ne saurait être pris ni à charge, ni à décharge. Convaincu que la confrérie des frères trois points compte, en proportion, autant de fripouilles et de gens respectables que la corporation des chirurgiens dentistes ou celle des bouchers charcutiers, je m’étonne toujours de la frénésie dans laquelle le seul nom de franc-maçonnerie plonge certains excités aux idées courtes et à la haine vigilante.
Ne serait-ce que parce qu’il est malsain de s’en tenir aux seules légendes qui l’entourent, le sujet vaut d’être abordé avec sérieux et sans a priori. Car, qu’on le veuille ou non, les idées maçonniques ont épousé, sinon imprégné, non seulement l’histoire politique, mais certains courants de pensée des derniers siècles.
Pour en savoir plus, on pourra lire Les Grands Textes de la Franc-Maçonnerie décryptés (2). Ses auteurs, manifestement maçons eux-mêmes, le comédien Laurent Kupferman, cofondateur de l’Orchestre symphonique d’Europe, et l’avocat à succès Emmanuel Pierrat, ont déjà publié en 2009, au Cherche-Midi, Le Paris des francs-maçons.
La présente anthologie regroupe une trentaine de textes ayant trait, de près ou de loin, au sujet. Ils sont extraits des œuvres de frères avérés, particulièrement des Anglo-saxons tels Swift, Kipling, Walter Scott, Oscar Wilde, Conan Doyle, des étrangers aussi importants que Casanova ou Goethe, des Français comme Choderlos de Laclos, Voltaire, initié juste quelques jours avant sa mort, Georges Dumézil, Emile Littré ou Edmond About.
D’autres, restés profanes comme Gide, Nerval, Alexandre Dumas ou Tolstoï, témoignent non seulement d’un intérêt, mais d’une connaissance souvent approfondie des idées et des rituels maçonniques.
En dépit de l’affirmation du titre, le décryptage annoncé reste très partiel. Qu’on ne s’attende pas à des révélations fracassantes, sinon au constat qu’il n’y a rien de plus ennuyeux que la lecture des textes fondateurs, Manuscrit Cooke ou Constitutions d’Anderson. Que la description des cérémonies d’initiation et de leurs mômeries évoque irrésistiblement le Grand Guignol.
Si on dépasse l’anecdote, on se rend compte, toutefois, que la maçonnerie a inspiré de belles pages de littérature et qu’elle fournit une clé de lecture à des œuvres telles que Le Livre de la jungle ou Ivanhoe. Qu’elle a toujours connu plusieurs tendances plus ou moins antagonistes, un courant « libéral » et laïcard représenté en France par le Grand Orient, et un autre religieux et métaphysique. La voie profane et la voie sacrée. On le savait déjà, certes, mais c’est l’occasion d’en avoir la confirmation in situ, notamment dans un extrait de La Montagne magique de Thomas Mann.
Quant aux commentaires des compilateurs, s’ils fournissent d’utiles précisions historiques sur les auteurs et le contexte de leurs oeuvres, ils sont trop souvent redondants. Assez brefs, cependant, pour que ce défaut ne soit pas rédhibitoire.
P.-L. Moudenc
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1 – Coups et blessures. Cinquante ans de secrets partagés avec François Mitterrand. Le Cherche-Midi Editeur, collection « Documents », 522 pages, 18,50 €.
2 – Les Grands Textes de la Franc-Maçonnerie décryptés, préface de Pierre Mollier, glossaire, bibliographie, index. First Editions, 484 pages, 19,90 €.