Peut-on comparer certains aspects de l'engagement de l'armée française au Mali et l'invasion de l'Irak par les États-Unis ?
Bien sûr, la menace « AQMI » est un bon prétexte pour justifier une intervention militaire au Mali.
Cette organisation ne rencontre pas beaucoup de sympathie en Europe et ce n'est pas moi qui vais prendre sa défense. Tous les mouvements qui se revendiquent de textes religieux ou de lois divines et qui l'imposent aux populations par la force doivent être combattus mais les moyens militaires sont-ils bien appropriés pour combattre des idées, surtout loin de chez soi et dans un pays ayant une toute autre culture ?
Le rôle des militaires est de gagner les guerres dans lesquelles le pays s'engage et la France n'aura aucun mal à le faire. Elle aura la maîtrise du ciel et des renseignements avec ses avions, ses hélicoptères et ses drones. Et après ?
Encore moins que les États-Unis en Irak, la France avec ses 2500 soldats ne peut occuper le terrain. Le Mali est deux fois plus grand que la France (lien) et rien que le territoire contrôlé par l'AQMI est aussi grand que la France.
Les troupes envoyées par les pays africains voisins auront des équipements limités et une combativité douteuse. Elles auront une utilité symbolique. Elles deviendront un problème quand elles se livreront aux prévisibles exactions sur la population malienne comme on en a connues dans les autres cas similaires.
Que peut espérer la France de ses partenaires européens et de l'OTAN ? Je pense qu'il n'y aura qu'une aide logistique et beaucoup de soutien moral. Les budgets militaires sont ce qu'ils sont en Europe et la plupart des pays européens ont encore des troupes engagées en Afghanistan ou ailleurs.
L'AQMI ne menace pas les États-Unis. Barack Obama ne va pas engager d'importants moyens militaires au Mali. Il se limitera à une aide en drones, peut-être en munitions ainsi que la fourniture de renseignements sur les positions et les mouvements ennemis.
Il ne faut aussi rien attendre des pays arabes. Ils soutiennent moralement, du moins ceux de la péninsule arabique, les Islamistes en général et ce n'est pas le voyage de François Hollande dans les Émirats qui va faire changer le Qatar d'avis.
L’Algérie est elle aussi menacée par l'islamisme. Elle en est consciente et la France aurait été bien inspirée de s'accorder avec elle pour cette opération au Mali. Mais les plaies du passé ne permettent hélas pas ce rapprochement.
Les autres pays voisins, la Mauritanie, le Niger, même la Libye, serviront vite de base de repli et de couloir d'infiltration pour les Islamistes. Voyez une carte, les frontières tirées au cordeau dans le Sahel ne sont pas des obstacles naturels. (lien)
Si l'objectif est de bloquer ou de repousser l'avancée vers le sud des Islamistes et établir une ligne de front dans le « col de cygne » (lien) c'est sans doute réalisable à court terme. Malheureusement, aujourd'hui les guerres sont asymétriques et, dans un deuxième temps, il faudra s'attendre à des embuscades, à des EEI (lien) et à toute une série d'autre actions de l'ennemi. Les Islamistes ont la faculté de s'adapter aux circonstances et ils ont un armement moderne puisé dans les stocks libyens ou généreusement fourni par la coalition anti-Kadhafi.
Un autre élément va sans doute intervenir dans les prochains mois. La guerre en Syrie va probablement changer de forme et sans doute à l'avantage de Bachar al Assad.
La Russie va profiter des manœuvres navales au large des cotes syriennes pour réapprovisionner la Syrie en armes et en munitions pour une offensive de reconquête des territoires aujourd'hui hors contrôle. Les experts russes auprès du dirigeant syrien ont certainement identifié les besoins et le matériel arrive. (lien)
On peut donc s'attendre bientôt à une bataille décisive et, si elle tourne à l'avantage de l'armée régulière, les brigades de mercenaires étrangers se replieront et une partie ira grossir les rangs de l'AQMI où leurs soldats pourront se livrer à un nouveau Jihad.
Les témoignages des Maliens aisés qui fuient les zones tenues par les Islamistes doivent bien sûr être pris en considération mais ne nous laissons pas leurrer par l'euphorique propagande guerrière des média mainstrean français. Nous ne savons pas comment les Islamistes sont perçus par les populations extrêmement pauvres des territoires qu'ils contrôlent. Pour ceux-là, la situation n'est certainement pas pire qu'avant et, si l'AQMI obtient leurs soutiens, la situation des troupes françaises deviendrait délicate surtout si les bavures se multipliaient.
Nous voyons déjà l'armée malienne se livrer à des « purifications » dans les territoires sous leur contrôle. (lien) Cela indique qu'il y a une opposition au gouvernement et à l'armée malienne, même dans le sud du pays.
Que fallait-il faire et d'abord que ne fallait-il pas faire ?
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Il ne fallait pas déboulonner Mouammar Kadhafi. Il était un verrou efficace contre l'expansion fondamentaliste islamique. Comme Bachar al Assad d'ailleurs. N'oublions pas que les emprisonnements arbitraires d'opposants concernaient surtout les mêmes Islamistes que la France entend combattre aujourd'hui. Ils lui étaient même parfois livrés par les États-Unis.
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Il fallait prévoir le pillage des stocks de munition libyens et les sécuriser beaucoup plus tôt. Cela avait été dit par de nombreux experts.
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Il fallait apporter depuis longtemps un soutien économique et matériel à cette région de l'Afrique. Je veux dire un soutien concret de la France et des États européens aux populations et pas se limiter à l'aide des ONG, toute louable et efficace qu'elle soit.
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Si la France devait avoir vocation d'intervenir dans son ancienne colonie, elle aurait dû s'assurer d'avoir plus qu'un soutien logistique de ses alliés et s'engager avec les moyens suffisants. Je ne crois pas que les Français soient prêts à assumer un tel coût en cette période de disette budgétaire.
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Finalement, il aurait fallu apporter un espoir de vie meilleure aux populations locales dans ses bagages. Là, je ne vois rien à l'horizon.
Voila pourquoi je fais le rapprochement avec l'invasion de l'Irak par les États-Unis.
Le même soutien populaire au départ, la même arrogance en voulant partir seul et de voir ensuite qui accompagnera, la même impréparation de la phase qui suivra l'opération Serval, le même aveuglement en la croyance des experts militaires, les mêmes soutiens massifs des média et le même risque d'enlisement qui a ruiné les États-Unis
Espérons que la France s'en tirera mieux, parce que sinon ce sera l'Europe toute entière qui en payera les conséquences.
Pour finir, je ne peux m'empêcher de faire une petite remarque malicieuse. Le serval, du nom de l'opération Serval en cours au Mali, est un félin qui peut uriner jusqu'à 30 fois par heure pour marquer son territoire. (lien) Je crois que le nom de l'opération militaire au Mali ne pouvait être plus mal choisi.
AGORA VOX - 19/01/13