Par Ilgar Velizade, politologue (Azerbaïdjan), pour RIA Novosti
Le vice-président américain Dick Cheney entame par l'Azerbaïdjan un voyage d'une semaine, au cours duquel il se rendra également en Géorgie, en Ukraine et en Italie.
Certaines têtes bien faites voient dans cette tournée une occasion de se rappeler une fois de plus d'une des idées fixes de la politique étrangère américaine de ces dernières années: celle du Grand Proche-Orient (Great Middle East).
Le Grand Proche-Orient est probablement l'une des meilleures inventions de la politique étrangère américaine de ces dix dernières années. Conçu en tant que plan de modernisation démocratique des pays d'Orient, il prévoyait l'extension de la notion politique et géographique de Proche-Orient des pays du Maghreb jusqu'au Pakistan, et des marches orientales de l'Europe jusqu'au territoire du Soudan. Cette idée avait été énoncée publiquement pour la première fois au début des années 2000 par l'administration du président américain sortant George W. Bush.
Elle réapparaît désormais de temps à autre dans l'agenda politique, en rappelant à tout le monde la zone des intérêts vitaux des Etats-Unis, qui s'est considérablement élargie.
Ce projet a acquis une signification particulière après l'aggravation de la situation dans le Caucase. Le fait est que le Caucase du Sud est partie intégrante du Grand Proche-Orient et même, semble-t-il, la plus importante, si l'on analyse les derniers événements qui s'y sont produits.
Ce n'est pas par hasard que, pour la première fois de l'Histoire, cette région, et plus précisément ses deux principaux pays - la Géorgie et l'Azerbaïdjan - figure au programme d'une tournée du vice-président américain. Il faut souligner en outre qu'après sa visite à Bakou et à Tbilissi, Dick Cheney fera escale à Kiev et à Rome. On devine donc facilement que les entretiens avec les leaders des Etats postsoviétiques ne porteront pas sur les conditions atmosphériques.
Deux semaines avant sa visite prévue à Kiev, l'influent hebdomadaire américain U.S. News & World Report a publié en une un article intitulé "La Crimée ukrainienne sera-t-elle la prochaine cible de la Russie?" Cet article a été écrit en prévision de la visite de Dick Cheney. Compte tenu du soutien sans équivoque de Kiev à la position de Tbilissi dans le conflit (russo-géorgien) en Ossétie du Sud, l'auteur de l'article expose à l'opinion américaine différentes thèses dont elle peut déduire que c'est la Crimée qui sera l'objet suivant des visées agressives de la Russie dans l'espace postsoviétique. Il est vrai, les démentis réitérés apportés à cette hypothèse par d'éminents hommes politiques russes devaient apaiser les passions autour de ce sujet, mais ce n'est pas ce qui se produit. L'hypothèse du "coup suivant" est encore politiquement séduisante.
La Russie n'a pas l'intention d'attaquer l'Azerbaïdjan. Même les analystes occidentaux les plus déchaînés le reconnaissent. Mais cela n'a pas empêché le Moby Dick de la politique américaine, comme on surnomme M. Cheney, de commencer sa tournée par une visite à Bakou. On peut probablement l'expliquer de la manière suivante: les Etats-Unis ont toujours considéré l'Azerbaïdjan comme leur allié naturel dans la région. Il joue, avec la Géorgie, à la fois un rôle de pont, de tremplin et de tampon. Sans lui, il est impossible de jouer la carte caucasienne. La question est de savoir ce que le vice-président américain sortant va suggérer à Ilham Aliev.
Il y a sur cette question plusieurs conjectures. Les analystes locaux supposent que Dick Cheney proposera de nouveau de s'entretenir au sujet de la sécurité régionale, entre autres, dans l'optique des récents événements. La présence de bases américaines dans la région peut être considérée comme opportune. Il se peut que l'entretien porte également sur la coopération avec l'OTAN dans un nouveau format prévoyant une coopération plus étroite avec l'Alliance. Mais, parmi les multiples sujets possibles, la politique concernant le transport de matières énergétiques, le règlement du conflit du Karabakh et l'élection présidentielle qui se tiendra à l'automne prochain en Azerbaïdjan peuvent être considérés comme les thèmes les plus prometteurs. A propos, la question de la présidentielle azerbaïdjanaise s'inscrit dans le canevas de la stratégie régionale des Etats-Unis prévoyant, entre autres, la modernisation politique des pays du Grand Proche-Orient.
Mais les perspectives de fonctionnement du corridor de transport de produits énergétiques Asie centrale - Europe restent les plus avantageuses. Dans le contexte des propos sur l'arrêt de la coopération entre l'Europe et la Russie dans le domaine du gaz, l'examen des plans d'accélération de la construction du gazoduc Nabucco prend une nouvelle tournure. Dick Cheney, de même que d'autres hommes politiques américains, insiste sur la mise en oeuvre du projet Nabucco, en particulier du secteur qui doit passer par le territoire de l'Azerbaïdjan et de la Géorgie. C'est pourquoi on pense que cette visite relancera considérablement les efforts pratiques des parties intéressées en ce sens.
Il ne faut pas oublier non plus que l'actuel vice-président des Etats-Unis avait dirigé jusqu'en 2000 la compagnie pétrolière américaine Halliburton, qui travaille activement et depuis relativement longtemps sur le marché azerbaïdjanais. Il n'est d'ailleurs pas exclu que Dick Cheney revienne dans cette entreprise après sa démission. Dans ce contexte, sa visite peut également être considérée comme une volonté de tâter le terrain en vue d'assurer son avenir personnel.
En ce qui concerne la démocratie dans la région, la situation est bien plus complexe. Comme on le sait, la Géorgie et l'Ukraine sont les meilleurs élèves des Américains, et on ne peut pas en dire autant de l'Azerbaïdjan. Si Kiev et Tbilissi sont, pour ainsi dire, prêts à passer l'examen pour être admis dans la classe supérieure, Bakou en est encore aux conversations sur les avantages de l'étude du modèle de démocratie américain. Cependant, par rapport au retard absolu d'Erevan, les positions de Bakou apparaissent plus que rassurantes. L'absence d'alternative à Ilham Aliev est bien visible, même depuis les hauteurs du Capitole.
Il est évident que, quoi qu'il en soit, Bakou s'abstiendra de faire de brusques revirements. Malgré sa position ferme à l'égard de l'intégrité territoriale de la Géorgie, l'Azerbaïdjan n'acceptera pas une aggravation de ses rapports avec la Russie.
C'est pourquoi l'avenir du GUAM (association qui regroupe la Géorgie, l'Ukraine, l'Azerbaïdjan et la Moldavie) sera probablement un autre sujet important de la visite. Il semble que les positions jadis proches des membres de cette association politique ne le soient plus aujourd'hui. Pour employer une image, on peut dire que cette organisation subit un véritable test d'efficacité. Bien que les récents événements dans le Caucase n'aient pas scindé ses rangs, ils ont mis en évidence des différences très claires dans les évaluations. Si l'Ukraine a soutenu la Géorgie presque inconditionnellement, l'Azerbaïdjan a essayé de prendre le maximum de distance par rapport à ces événements, alors que la Moldavie a laissé entendre qu'elle pourrait s'écarter de la ligne commune, si elle voyait une possibilité alternative de régler le problème de son intégrité territoriale.
Les sponsors politiques du projet, qui se trouvent outre-Atlantique, l'ont certainement ressenti. Cependant, pourquoi Dick Cheney a-t-il choisi, en tant que dernière escale de sa tournée, non pas Chisinau, ce qui aurait été logique, mais une ville aussi éloignée que la capitale italienne?
On dit qu'il a décidé de profiter de l'occasion pour participer au forum économique international Ambrosetti Forum sur le lac de Côme, dans le Nord de l'Italie, après quoi il se rendra dans la ville éternelle. Vraiment, tous les chemins mènent à Rome...