Assis sur un muret devant l’hôpital militaire de Kaboul, cloîtrés dans leur deuil, ils ont d’abord refusé de parler. Six hommes, serrés les uns contre les autres. Six survivants, rescapés de la mortelle embuscade qui tua dix des leurs.
Ces soldats sont jeunes, très jeunes. 20 ans en moyenne. «C’est notre histoire», assène l’un d’eux, blessé au visage. Puis, au fil de la pensée, malgré les réticences, les mots se forment, et là, le drame se dévoile.
Pour l’armée, les récits sont souvent durs. Sans mettre en cause leur honnêteté, l’état-major à Kaboul rappelle que, dans le feu du combat, "la perception du temps est altérée. La compréhension des événements, réduite à un champ limité qui ne permet pas d’appréhender toutes les données, déforme parfois la réalité".
C’est le besoin de rétablir leur vérité, de rendre hommage à leurs camarades «morts en héros» qui pousse ces rescapés à raconter. La colère, aussi. «Nous avons été lâchés», dénonce un soldat encore sous le choc, une perfusion dans le bras. Lâchés face à un ennemi qui est partout et peut, à tout moment, surgir là où on ne l’attend pas. Des talibans si proches qu’ils en distinguent parfois les visages. Et ce terrible témoignage : «Certains des nôtres ont été attaqués à l’arme blanche.» Ses camarades acquiescent.
La trentaine d’hommes de Carmin 2, la 2e section de la 4e compagnie du 8e régiment de parachutistes d’infanterie de marine de Castres (RPIMa), arrive au pied du col vers 13 h 30, «après deux heures de route difficile» depuis la base opérationnelle avancée (Fob) de Tora, leur camp, à une quinzaine de kilomètres. Derrière eux, entre le précédent col et le dernier village traversé, sont stationnés une section du régiment de marche du Tchad (RMT), deux sections de l’Ana (l’armée afghane) et un détachement des forces spéciales américaines. En tout, 61 Français. Face à eux : jusqu’à une centaine de talibans.
«ON ENTENDAIT A LA RADIO :
“UN MEC VIENT DE TOMBER.” MAIS LE FEU
ETAIT TELLEMENT VIOLENT QU’EXFILTRER
NOS CAMARADES ETAIT IMPOSSIBLE.
ON ASSISTAIT, IMPUISSANTS, A LEUR MORT»
Huit des trente hommes de Carmin 2 restent en bas du col avec leurs quatre Vab (véhicules de l’avant blindés). Les vingt-deux autres, accompagnés par l’auxiliaire sanitaire, Rodolphe Penon, un légionnaire du 2e régiment étranger de parachutistes (REP), commencent l’ascension. Plus de 600 mètres à gravir à près de 2 000 mètres d’altitude. Il leur a fallu, disent-ils, «entre trois quarts d’heure et une heure» avant d’atteindre le sommet tant le chemin est escarpé, la chaleur oppressante, leurs équipements encombrants, la poussière asphyxiante. Peu avant le col, ils essuient les premiers tirs. «Ils nous attendaient, raconte un des survivants. Ils étaient à 50 mètres de nous. Nous étions complètement dépassés en nombre, trop loin des Vab pour nous replier. Le piège s’est refermé.»
Les talibans ont des kalachnikovs, des fusils de tireurs d’élite et des mitrailleuses lance-roquettes RPG pour frapper des véhicules, mais qu’ils utilisent aussi comme mortier. Très vite, le chef de section du 8e RPIMa, l’adjudant Evrard, est touché à l’épaule. L’interprète et un transmetteur radio sont mortellement blessés. Une deuxième radio est détruite. Il n’en reste plus que deux. C’est la confusion. Des hommes se dispersent à la recherche d’abris, très rares ici. «On faisait des bonds en arrière, on essayait de se sauver tout en tirant», raconte l’un d’eux. Un autre ajoute : «Neuf étaient directement au contact des talibans sur la ligne de crête.» Les soldats sont «fixés», dira à la radio l’adjudant Evrard pour signaler qu’ils ne peuvent plus se déplacer ni manœuvrer. Coincés, en sous nombre, isolés, ils sont éparpillés sur les 200 mètres qui les séparent du col. Ils tentent désespérément de survivre sous le feu ennemi. En théorie, chaque soldat dispose de six chargeurs de 25 cartouches – soit 150 coups –, de grenades à main et à fusil, et d’une mitrailleuse pour neuf personnes. «Très vite, on a manqué de munitions», affirment plusieurs hommes.
Tous savent qu’il faut du temps aux renforts pour arriver : «A la base, témoigne un blessé, ils doivent être prêts à partir en cinq minutes. Mais comme il y a plus de deux heures de route...» Pourtant, assurent-ils, rien ne vient. «Nous n’avons jamais été soutenus par les appuis mortiers», disent-ils. Plus grave, «l’intervention aérienne n’est arrivée qu’au bout de deux heures et demie et a d’abord tiré à plusieurs reprises sur nous. On était à la radio, on ne comprenait pas ce qu’ils faisaient. Cela n’a fait ni blessés ni morts, mais c’était proche». Ils soutiennent aussi que «trois véhicules de l’Ana, venus en renfort», leur ont «tiré dessus».
Selon l’état-major à Kaboul, les éléments de l’Ana restés au village avec un lieutenant français n’ont pas fait défection. Quant aux autres soldats afghans, postés plus en arrière, ils ont aussi essuyé des tirs des talibans. Toujours selon l’état-major, les soldats français et les talibans étant «trop imbriqués», ce même lieutenant a refusé d’utiliser les mortiers et a demandé aux premiers appuis aériens de ne pas intervenir. Vers 17 heures, officiellement, l’aviation de l’Otan n’aurait donc visé que les crêtes pour essayer, au moins, de neutraliser les tireurs rebelles qui y sont postés.
Mais les soldats français, piégés aux abords du col, ont le sentiment d’être abandonnés «sous le feu ennemi pendant six heures. Les talibans utilisaient des techniques de combat à l’occidentale. Ils étaient parfaitement préparés». Pendant ces six interminables heures, avant que la nuit ne tombe, les soldats ont essayé de survivre. «On se cachait. On attendait qu’il fasse nuit, on rampait derrière les cailloux», raconte l’un d’eux. Le salut ne peut pas venir de leurs huit camarades restés 600 mètres plus bas, au pied du col, avec les quatre Vab. Car, à peine la section de tête attaquée, les talibans lancent l’offensive contre eux, les coupant des autres et des appuis arrière, pris également, à partie. Ces huit hommes se retrouvent aussi très vite à court de munitions «Pendant près d’une heure, dit l’un d’eux, nous n’avions plus que nos Famas. Or, leur portée est de 300 mètres.» Insuffisant. Mais, contrairement à leurs camarades bloqués sur le col, ils seront ravitaillés peu après 16 h 30 par Carmin 3, une autre section du 8e RPMIa venue en renfort, elle aussi attaquée.
«ON DANSAIT AUTOUR DES VAB
CAR ÇA TIRAIT DE PARTOUT»
L’embuscade est parfaite. «La zone était comme un fer à cheval, décrit l’un des huit hommes. Nous étions en plein centre, encerclés.» Selon lui, «une roquette a touché un Vab», heureusement vide. «On dansait autour des Vab car ça tirait de partout, ajoute un autre. On se cachait derrière les véhicules, on faisait des tirs de saturation en essayant de maintenir une continuité des feux, pour permettre aux autres de descendre de la crête. Mais comme il y avait des roches, d’en bas, on n’arrivait pas à les voir.» Ce que confirme un gradé à Kaboul : «Le feu était tellement violent qu’il n’était pas possible d’exfiltrer nos camarades.» Ni de les ravitailler en munitions. Et ils assistent, impuissants, à la mort de leurs compagnons. «On entendait à la radio : “Un mec vient de tomber.”» Les survivants maintiennent que tous ne sont pas morts au début de l’affrontement. «Certains ont été blessés jusqu’à 19 h 30. Un est mort dans les premières heures du matin», affirme un blessé. Des témoignages corroborés par les soldats partis chercher les corps au petit matin. «Ils étaient encore chauds» dit l’un d’eux. Ce que le général français Michel Stollsteiner, confirme à demi-mot : «Vous savez, quand des blessés restent douze heures sans soins...»
Il est 20 heures. La nuit est enfin tombée. Les blessés restés aux Vab sont évacués par hélicoptère. Au col, les survivants commencent à descendre. Ils rampent pour passer inaperçus. Ils mettront des heures, sentant parfois la présence des talibans à quelques mètres. «Je suis arrivé aux Vab à 2 h 30 du matin, confie un blessé. Plus loin, les hélicoptères nous attendaient.» En bas du col, dès 21 heures, les soldats de Carmin 3 commencent, eux, l’ascension. Avec une mission, confiera le général Stollsteiner : «Dégager nos hommes imbriqués avec la rébellion et les ramener morts ou vivants.» Ils atteignent le sommet, mardi 19 août à 5 heures du matin, après une nuit d’horreur à tenter de contourner les talibans, évitant de tirer pour ne pas attirer l’attention. Le col est enfin sous contrôle français. En tout, 400 hommes ont participé à l’opération, qui aurait fait entre 35 et 50 morts côté rebelles.
Depuis, les survivants de Carmin 2 ont été rapatriés en France. Et les missions des forces françaises ont repris.
«Aujourd’hui, déclare le général Stollsteiner, le plus important c’est ressouder autour de ces morts l’ensemble de la compagnie. Et prouver que leur sacrifice n’a pas été inutile.»
PARIS MATCH (4-10 septembre 2008)