16/06/2012 — 08h00
PARIS (NOVOpress) — « La presse des années 30 ». « La presse de l’Occupation ». Passe-t-il beaucoup de jours sans qu’elles soient évoquées à la télévision, avec un tremblement de pieuse horreur dans la voix ? C’est le truisme qui ne manque jamais son effet, le moyen éprouvé de couper court à toute discussion, la panacée des politiciens qui ont passé la mesure en fait de filouterie, et à qui l’on s’avise enfin de demander quelques comptes : « on croirait la presse des années 30 », « c’est digne de la presse de l’Occupation ».
Qui sait, pourtant, au juste, ce qu’il y avait dans cette presse, dans Je Suis Partout, par exemple, qui en est le titre le plus célèbre et comme l’emblème ? Et le moyen de le savoir, sauf à aller consulter à grand-peine des microfilms dans quelque rare bibliothèque ? Il est désormais possible de lire gratuitement, sur le site de la Bibliothèque Nationale de France, la collection complète du Figaro de 1854 à 1942, ou les quatre-vingts premières années du Bulletin de la Société des Sciences, Lettres et Arts de Pau. Mais l’immense programme de numérisation de la BNF n’a eu garde d’inclure Je Suis Partout.
Tous ceux qui veulent connaître, et comprendre, avant de juger, seront donc reconnaissants aux éditions Auda Isarn pour l’anthologie qu’elles viennent de publier, et d’autant plus que Pierre Gillieth, qui a choisi les textes, a travaillé avec une parfaite probité. Dans son recueil, au reste très intéressant, des chroniques de cinéma de Lucien Rebatet dans Je Suis Partout, Philippe d’Hugues avait laissé de côté certains articles, sur tel ou tel film allemand plus maudit encore, s’il était possible, que le journal lui-même, et censuré des expressions qui tombent à présent sous le coup de la loi. Gillieth ne dissimule rien. Il donne des textes complets, bruts, sans note ni glose – avec juste un index fort utile –, tels qu’ils furent publiés et lus à l’époque. On trouvera donc, non seulement des attaques générales propres à scandaliser – et dont chacune, accessoirement, vaudrait aujourd’hui à son auteur un an de prison –, mais des injures personnelles. De Jacques Maritain, à cause de Raïssa, Rebatet ne craignait pas d’écrire en 1938 : « M. Maritain, corps et âme, représente ce que les Allemands appellent avec tant de raison un Rassenschander, un souilleur de la race ». Et le même Rebatet, dans sa chronique d’août 1941 sur Marseille, va jusqu’aux dénonciations, au sens propre du terme, personnelles et nominatives. Autant dire que Je Suis Partout a bel et bien sa part sombre, qui paraît interdire de lui appliquer sans plus, quelque envie qu’on en aurait, le jugement qu’y porta Pierre Gaxotte sur l’Acción Española, le journal monarchiste du malheureux Calvo Sotelo avant la guerre civile : « Il y a quelques mois, on a publié à Burgos [alors capitale de l’Espagne nationaliste] une anthologie des principaux articles de L’Action espagnole : c’est un gros volume, plein de faits, d’idées, de discussions : des articles qui ont été lus, médités ; des articles qui sont devenus action, des articles qui sont devenus chair et sang. Il y a vingt-et-un noms sur la couverture, et parmi les vingt-et-un, sept ont été assassinés par les rouges » (JSP, juillet 1938).
Mais Je Suis Partout ne se réduit pas à la violence et à l’invective. L’anthologie témoigne avec éclat de sa remarquable ouverture culturelle. Les chroniques de cinéma de Rebatet ne sont pas reprises, pour ne pas faire double emploi avec le recueil de Philippe d’Hugues, mais l’« Enquête sur le cinéma français » par Gérald Devriès, en septembre 1943, avec de longues interviews de Jacques Becker et de Robert Bresson, est du plus haut intérêt. Quant aux articles de critique littéraire, même si le biais idéologique s’y laisse assez souvent apercevoir, on y trouve beaucoup d’analyses fines, nuancées, pénétrantes – Drieu La Rochelle sur les romanciers du XIXe siècle, André Fraigneau sur le Journal de voyage de Montaigne, ou encore Rebatet dans les derniers mois de Je Suis Partout, en mars 1944, sur Gide, « un grand artiste, un aristocrate de la pensée, doublé, selon son propre aveu, d’un puritain qu’il n’a jamais pu tuer en lui. C’est ce puritain qui inspire à Gide des soucis altruistes, politiques, sociaux, certainement respectables, mais qui le font déraisonner ».
Robert Brasillach
Je Suis Partout, c’était aussi, c’était surtout un remarquable talent, une langue souple, aisée, nerveuse, encore fraîche aujourd’hui comme au premier jour. Font seuls exception, à mon goût, les articles d’Abel Bonnard, dont le style périodique et fleuri sent un peu trop le discours académique – heureux temps, où le défaut des académiciens français était d’écrire trop bien le français ! On est pris littéralement d’un haut-le-cœur en lisant le reportage de Brasillach à Katyn, en juillet 1943, sa longue évocation de l’odeur (« toute la journée, nous traînerons avec nous, sur nos vêtements, à nos chaussures, cet innommable souvenir gras, indélébile et puant »), avec, à l’improviste, cette pointe terrible qui est d’un grand bretteur : « Je voudrais faire passer un peu de cette odeur à travers les fumées d’encens des archevêques bolchevisants ». On est saisi par les vignettes de la guerre d’Espagne que livre Pierre-Antoine Cousteau, lors du reportage qu’il fit en 1938 avec Brasillach et Bardèche – Brasillach en a donné son propre récit, très proche, dans Notre Avant-Guerre : le grand jeune homme blond qui passe à pied le pont international d’Irun, « avec pour tout bagage un vieux passeport autrichien et deux mots espagnols fraîchement appris qu’il prononce à la française : “Légion… Franco” » ; le petit Français, fils d’un capitaine de gardes mobiles tué par les communistes, qui s’engage du côté franquiste pour venger son père, et qui, lorsqu’il a touché sa solde, va s’acheter des caramels… La guerre d’Espagne, voilà bien le tournant décisif et, pour le meilleur et pour le pire, la grande clé avec laquelle Je Suis Partout va dès lors interpréter les événements : la conviction de vivre une guerre civile européenne, dans laquelle la solidarité idéologique pèse plus lourd que l’appartenance nationale. Codreanu, écrit Rebatet en 1938, après l’exécution du chef de la Garde de fer roumaine, « appartenait par bien des points à la même famille d’esprit que nous ». Et Cousteau, plus brutalement, en 1943, tout en reconnaissant que Léon Degrelle poursuit des objectifs anti-français, de démantèlement de la France : « Cette menace ne parvient pas à atténuer l’irrésistible sympathie que le jeune chef wallon ne peut pas ne pas inspirer à tous ceux qui, sous d’autres cieux, mènent le même combat fasciste ».
À pousser jusqu’au bout cette logique, l’équipe de Je Suis Partout finit par se mettre tout entière – avec ses enthousiasmes et ses obsessions, ses idées généreuses et ses haines aveugles, ses combats qui n’étaient pas tous aberrants et ses dons rares d’intelligence et de plume – à la remorque d’une folie sanglante et, par surcroît, d’une folie de plus en plus évidemment vouée à l’échec. Cousteau et Rebatet l’ont reconnu, sans regret ni remords mais avec une lucidité ironique sur eux-mêmes, dans Dialogue de vaincus, l’étonnant livre à deux voix qu’ils écrivirent en 1950 à la prison de Clairvaux : « “Et c’est juste à ce moment-là, en 1941, très exactement, au moment où Hitler perdait les pédales que nous nous sommes lancés avec frénésie dans la collaboration”. Ce jour-là, les deux amis, écrasés par cette constatation, n’en dirent pas davantage ». La trajectoire de Je Suis Partout, telle que la restitue l’anthologie rigoureusement chronologique de Pierre Gillieth, est ainsi très précisément une course à la mort, physique parfois, toujours civique et sociale. Nous en portons encore les conséquences, puisque ce désastre a fait tomber sur toute critique de la démocratie libérale, tout travail intellectuel autour des racines communes de l’Europe, toute défense d’une identité culturelle et ethnique, un anathème global et absolu, qui ne paraît pas près d’être levé.
Pour les amateurs d’histoire, les curieux de culture, ceux qui veulent mieux connaître l’immense tragédie du XXe siècle européen ou, tout simplement, comprendre comment nous en sommes arrivés là où nous sommes, l’anthologie de Je Suis Partout est une lecture indispensable.
Flavien Blanchon, pour Novopress
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