« Merci pour tout, mon colonel, d’avoir vécu en Français et d’être mort en Officier. Car le moment est venu où après un tel exemple, tu vas nous obliger à vaincre… »
(Jean de Brem)
Jean-Marie Bastien-Thiry, dit Jean Bastien-Thiry, né le 19 octobre 1927 à Lunéville, était ingénieur militaire français et l’inventeur de deux missiles antichars, les SS-10 et SS-11. Partisan de l'Algérie française, il percevait la séparation d'avec l'Algérie comme « plus grave encore que celle d'avec l'Alsace-Lorraine ». Pour lui, entre autres choses : « La politique algérienne du général de Gaulle est un crime contre l'humanité, elle n'est qu'ignominie et déshonneur ». Révolté par cet abandon et les massacres qui l’accompagnaient, il organisa, le 22 août 1962, l’attentat du Petit-Clamart.
Arrêté le 17 septembre 1962 ]à son retour d’une mission scientifique en Grande-Bretagne, il fut inculpé devant la Cour militaire de justice présidée par le général Roger Gardet. Cette Cour militaire de justice avait pourtant été déclarée illégale par l'arrêt du Conseil d'État du 19 octobre 1962, au motif qu'elle portait atteinte aux principes généraux du droit, notamment par l’absence de tout recours contre ses décisions.
Le 2 février 1963, cinq jours après l'ouverture de son procès, il entreprit une longue allocution qui reste encore un des plus nobles textes de la langue française par lequel il ne chercha pas à se soustraire à la peine qu'il encourait. Son seul but était de faire comprendre à ses concitoyens les motifs de son action. Sans aucune complaisance, et avec une clairvoyance prophétique, il exposa les raisons pour lesquelles il jugeait « qu'il n'était pas bon, il n'était pas moral, il n'était pas légal », que le personnage auquel il s'était attaqué « restât longtemps à la tête de la France » et acheva par ces mots sa déclaration devant ses juges :
« Il n’y a pas de sens de l’Histoire, il n’y a pas de vent de l’Histoire car ce qui fait l’Histoire, selon notre conception occidentale et chrétienne qui est vérifiée par tous les faits historiques, c’est la volonté des hommes, ce sont leurs passions, bonnes ou mauvaises. »
« Nous n’avons pas à nous justifier, devant votre juridiction, d’avoir accompli l’un des devoirs les plus sacrés de l’homme, le devoir de défendre des victimes d’une politique barbare et insensée. »
« Le pouvoir de fait a la possibilité de nous faire condamner; mais il n'en a pas le droit. Les millions d'hommes et de femmes qui ont souffert dans leur chair, dans leur cœur et dans leurs biens, de la politique abominable et souverainement injuste qui a été menée, sont avec nous dans ce prétoire pour dire que nous n'avons fait que notre devoir de Français. Devant l'Histoire, devant nos concitoyens et devant nos enfants, nous proclamons notre innocence, car nous n'avons fait que mettre en pratique la grande et éternelle loi de solidarité entre les hommes. »
« C'est une vérité que l'homme contre lequel nous avons agi est, à tout moment, passible de la Haute Cour, et qu'il suffirait d'un minimum de clairvoyance et de courage de la part des parlementaires pour l'y traduire ; le dossier de ses forfaitures, de ses crimes et de ses trahisons existe, et des milliers d'hommes sont prêts à témoigner de la réalité de ces forfaitures, de ces crimes et de ces trahisons ».
A ce moment précis, l'accusé n'était plus Bastien-Thiry mais de Gaulle. Cela ne lui fut pas pardonné. Bastien-Thiry venait de signer, là, son arrêt de mort.
Dès lors, les efforts admirables de ses avocats avaient la beauté triste des chants du désespoir. « Que ce soit à Saint-Léon de Bayonne ou à Saint-Jacques de Lunéville, tous les matins, une messe est dite pour que la Divine Providence vous assiste, au moment de votre délibéré… Ne demeurez pas sourds, Messieurs, à l’invocation de l’Esprit qui, tous les matins, renaît à la prime aurore et retenez ces mots que je vous livre avec la plus intense de mon émotion : Et in terra pax hominibus bonæ voluntatis ».
Ainsi, après trois heures et demie d’une éloquence qui cherchait, en vain mais malgré tout, le cœur des hommes qui peuplaient une cour de justice qui, quelques semaines plus tard, sera de nouveau déclarée illégale, Maître Jean-Louis Tixier-Vignancour livrait, là, un ultime combat. Celui qui avait constamment appelé de Gaulle « le Chef de l’état de fait » ne pouvait espérer aucune clémence. D’ailleurs la voulait-il ? Il était déjà ailleurs, devant le seul Juge qu’il reconnaissait, dans la vie qui ne connaît ni décrépitude, ni trahison, ni compromission. « De sa longue lignée d'ancêtres militaires et juristes, il a hérité le sens du devoir et du sacrifice » a dit de lui, sa fille Agnès.
Le 4 mars 1963,la Cour se retira pour délibérer à 19h45. Elle reprit son audience à 22h30 pour donner lecture de l’arrêt qui condamnait trois des accusés présents à la peine de mort : Le Colonel Bastien-Thiry, le Lieutenant Bougrenet de La Tocnaye et Prévost qui, en Mai 1954, avait fait partie du dernier contingent de volontaires à être parachuté au-dessus de la cuvette de Dien Bien Phu.
A l’énoncé du verdict, Bastien-Thiry semblait ailleurs, comme absent… Dans son uniforme bleu de l’armée de l’air marqué du rouge de la Légion d’honneur, il ne paraissait pas ses trente-cinq ans. Son visage reflétait une grâce particulière, celle de la jeunesse. « Bastien-Thiry est rayé des cadres de la Légion d'honneur ! », ajouta le général Gardet. Un haussement d'épaules lui répondit. Du fond de la salle, soudain, un cri déchira l’atmosphère pesante, celui d'une femme : « Assassins ! Assassins ! Aucun soldat français n'acceptera de les fusiller ! Assassins ! » Cette femme, c'était Mme de La Tocnaye, l'épouse Alain. Une autre femme joignit t sa voix à la sienne : la mère du condamné. D'autres cris se firent entendre : « C'est une honte ! C'est un scandale ! Bourreaux ! » Puis peu à peu, la salle se vida. Les condamnés furent séparés sachant qu'ils ne se verront plus : Bastien Thiry, La Tocnaye, Prévost furent emmenés à Fresnes, les autres à la Santé.
Dès le lendemain, les recours en grâce furent déposés. Le 8 mars dans l’après-midi, les défenseurs furent reçus en audience. À l’aube du 11 mars 1963, le procureur général Gerthoffer (celui qui avait réclamé et obtenu la mort du Lieutenant Roger Degueldre), le séide zélé de de Gaulle, silhouette falote, moulé dans un pardessus gris aux formes démodées accompagné du colonel Reboul substituant le général Gardet, vint annoncer à Bastien-Thiry que la demande de grâce déposée par ses avocats était rejetée par de Gaulle. Il ne manifesta qu’un souci, connaître le sort réservé à ses camarades coaccusés, condamnés à mort comme lui. Quand il apprit qu’ils avaient été graciés, il eut un soupir profond de soulagement. Il écrivit à sa femme et à ses trois filles et demanda à assister à la messe dite par son ami le R.P. Vernet. Il communia en brisant en deux l’hostie que lui tendait le prêtre, lui demandant d’en remettre la moitié à son épouse. Puis, après l’Ite Missa est, il dit « Allons »… et se dirigea vers le couloir de sortie. Pendant ce temps, de Gaulle devait reposer dans sa sinistre morgue…
Alors qu’il se trouvait dans le couloir, on demanda à Bastien-Thiry de regagner sa cellule. Cette attente imprévue dura vingt minutes, vingt affreuses minutes durant lesquelles les avocats tentèrent une démarche désespérée en demandant au procureur général d’ordonner de surseoir à l’exécution en raison du fait nouveau qu’était l’arrestation récente du Colonel Antoine Argoud, l’un des chefs de la défunte OAS. Mais, rien n’y fit ; le procureur refusa tout sursis.
Enfin, le départ pour le Fort d’Ivry où devait avoir lieu l’exécution, fut donné sous une pluie battante et une escorte digne d’un chef d’Etat. Oui, c’était bien celle d’un chef d’Etat, dans son triomphe… La gendarmerie, chargée de livrer le condamné au peloton d’exécution avait fait grandement les choses : Une escorte de trente motos, trois petits cars bourrés d’effectifs armés pour s’intercaler entre les divers véhicules du cortège et celui chargé de transporter le condamné avec une garde de huit gendarmes. Comme en Algérie lors de la lutte contre l’OAS, la gendarmerie demeurait toujours le pilier du régime gaulliste…
Oui, ce condamné qui, au procès, avait traité de Gaulle d’égal à égal et l’avait assigné au Tribunal de Dieu et de l’histoire, comme renégat à la parole donnée, aux serments les plus solennels et sacrés, ce condamné, là, était bien un chef d’Etat.
Arrivé sur les lieux de son exécution, Bastien-Thiry marcha vers le poteau en égrenant son chapelet, le visage calme et serein, même joyeux. « Il semblait enveloppé d’une auréole » diront les témoins oculaires. Puis, comme le Lieutenant Degueldre, il refusa qu’on lui bande les yeux, voulant regarder la mort « en face » avant de pouvoir contempler ensuite la Vie Eternelle.
Avant la salve, il ne cria pas « Vive la France ! » mais pria pour elle et pour ceux qui allaient le tuer. Il était tout illuminé des illusions radieuses de ceux qui vont mourir, et, tout haut, dans le ciel écrasant de cette solitude, sa voix qui s’élevait, s’élevait, répétait ces mots éternels de la mort : « Geneviève, Hélène, Odile, Agnès… au revoir… au revoir dans le ciel ! ». Les témoins le virent alors se transformer au point que son visage, où ne subsistait aucune trace des passions du monde, se modifia. Et lorsqu’il fut mort, après que la salve eut déchiré l’aube naissante, son visage était « celui d’un enfant, doux et généreux », rapporta, bouleversé, Maître Bernard Le Corroller, en ajoutant : « Bastien-Thiry a vécu pour Dieu, pour sa patrie : Il est mort au service de Dieu et de sa patrie. C’est désormais un martyr ».
De Gaulle, une fois de plus, confirmait qu'il n'avait de l'homme que l'apparence, et qu'en fait tout ce qui était humain lui était indifférent.
Ainsi mourut pour son idéal, le Rosaire au poignet, le Colonel de l’Armée de l’air, Jean Bastien-Thiry, trente cinq ans, polytechnicien, ingénieur de l’aviation militaire, père de trois petites filles. Il fut inhumé au cimetière de Thiais, « carré des suppliciés », à la sauvette (comme ces voleurs pendus jadis à Montfaucon que l'on entassait dans les fosses communes), dans un trou hâtivement creusé dans la glaise, entouré d’arbustes dénudés, frêles et désolés, comme le fut ce 11 mars 1962. A 6h42, la pluie cessa et un brouillard épais s’insinua jusque dans les tombes et le cœur de bon nombre d’exilés était triste, triste cette aube d’hiver, aube sans bruit, sans chant, sans lune et sans étoiles.
Jean Bastien-Thiry repose aujourd’hui au cimetière de Bourg la Reine (92340).
José CASTANO