Le ministre croit plus efficace de gagner la confiance des populations plutôt que de courir sans fin derrière les talibans...
LE FIGARO.- Quelles conclusions tirez-vous de la Conférence internationale de Londres sur l'Afghanistan ?
Bernard KOUCHNER.- On y a ouvert le chemin de la paix. Le président Karzaï a proposé la réconciliation nationale par le biais de la réintégration des talibans. Il a précisé que cette ouverture s'adressait à tous les insurgés qui acceptaient la Constitution afghane et qui refusaient tout lien avec al-Qaida et le djihad mondial. Ce programme politique est ambitieux et nécessaire. Ambitieux parce que la guerre est rude et l'affrontement quotidien ; et que les talibans ont gagné du terrain, grâce à leur stratégie de la terreur. Ils brûlent les écoles des filles ; ils assassinent les citoyens modérés qui collaborent avec le gouvernement ; ils attaquent les convois de ravitaillement de l'Otan. Et, grâce au trafic de drogue, ils peuvent payer leurs jeunes recrues trois fois plus que les policiers afghans ou les soldats de l'ANA (Armée nationale afghane). Ce programme m'apparaît nécessaire parce que nous ne nous battons pas contre la population afghane, mais aux côtés des Afghans, contre l'extrémisme religieux et contre la misère.
Mais croyez-vous que le développement du pays peut se faire en pleine guerre ?
Dans les vallées qui nous ont été confiées par l'Otan - dans le cadre d'une mission générale approuvée par les Nations unies-, c'est ce que font nos soldats tous les jours. Irrigation, réfection des cultures en terrasse, fourniture des semences et des engrais, construction d'écoles et de dispensaires : en deux ans, la France a conquis bien des cœurs dans nos zones de Sarobi et de Kapisa. De voyage en voyage, je discerne chez nos officiers et nos soldats des engagements de plus en plus humanistes. Ils aiment construire. Ils savent très bien pour qui ils le font. Ils ont été très fiers que 47 % des paysans de ces vallées de pierres se soient, au péril de leur vie, déplacés pour voter le 20 août dernier. C'est 10 % de plus que la moyenne de participation du pays. Ce sont surtout les femmes qui ont pris ces risques. L'avenir de l'Afghanistan passera par les femmes et par l'éducation.
Vous croyez vraiment à la possibilité d'une démocratisation du pays ?
Je crois dur comme fer à l'afghanisation. C'est la stratégie que nous avions proposée dès la Conférence de Paris de juin 2008. Qu'est-ce l'afghanisation ? Quatre phases : protéger les populations, gagner leur confiance, leur proposer des projets de développement viables, leur transmettre la responsabilité de l'ensemble. Il est plus efficace de sécuriser et développer le pays utile que de s'épuiser à courir, dans les déserts et les montagnes, derrière des insurgés insaisissables. Bien sûr, certaines opérations offensives sont parfois nécessaires.
Quant à la démocratisation, il ne peut évidemment pas s'agir d'un modèle européen. C'est un pays composite, divisé en communautés ethniques, qui n'a jamais connu, ni l'unité, ni la conquête par un maître extérieur. La loyauté de la plupart des citoyens afghans va à leur communauté, avant d'aller à l'État central. Et Kaboul, où les gens se mélangent, n'est pas l'Afghanistan. Chacune de ces communautés se relie à un autre pays, les Tadjiks au Tadjikistan, les Ouzbekes à l'Ouzbékistan, les Turkmènes au Turkménistan, les Hazaras (chiites) à l'Iran. Les seuls à n'avoir pas jusqu'à présent de référent national et ce sont les plus nombreux, ce sont les Pachtounes.
Vous regrettez qu'il n'y ait pas de Pachtounistan ?
Je ne dis pas ça du tout. Mais je constate que si tous les Pachtounes ne sont pas talibans, tous les talibans sont pachtounes. Cette insurrection pachtoune ne connaît pas de frontière. Elle se développe aussi au Pakistan, car les mêmes tribus pachtounes, les mêmes familles, se retrouvent des deux côtés de la ligne Durand (du nom de sir Mortimer Durand, gouverneur de l'Inde à la fin du XIXe siècle). C'est la seule région au monde où l'appartenance à une tribu l'emporte sur toute notion de frontière. C'est le lieu de tous les trafics. Je le sais. Ce sont des zones de fraternité et de dangers. Avec mes amis médecins humanitaires, j'ai maintes fois traversé à pied ces zones tribales, pour rejoindre nos hôpitaux pendant l'occupation soviétique. Rappelons-nous que ce sont les États-Unis et le Pakistan qui ont instrumentalisé le radicalisme islamique des Pachtounes pour battre l'Armée rouge et que le mouvement des talibans est né de cette mouvance. Pourtant, aujourd'hui, il faut soutenir le gouvernement pakistanais de Asif Zardari et convaincre l'armée de poursuivre plus largement son combat contre les talibans sanctuarisés dans les Zones tribales.
Pourquoi avoir refusé d'augmenter le nombre de nos soldats sur le terrain ?
Il y a seize mois, la France a augmenté ses troupes de 2 000 à 3 750 hommes et les a placées dans la zone de combat que l'Otan souhaitait nous confier, sur la route stratégique à l'est de Kaboul vers le Pakistan. Personne ne nous reproche de ne pas faire notre travail. En dehors d'éventuels ajustements, liés à la sécurité des soldats français ou à la formation de l'ANA, le président de la République, chef des armées, a décidé de ne pas augmenter le nombre de nos forces combattantes. Il a également confirmé notre engagement au long cours et l'augmentation de notre aide civile.
Comment donc résumer la politique de la France en Afghanistan ?
D'abord bâtir un exemple dans notre zone de responsabilité. La réconciliation nationale ne pourra se faire que progressivement, à partir d'accords locaux. J'ai suivi toutes les tentatives discrètes de négociation globale, dans le Golfe et ailleurs. Je ne crois pas à la disponibilité immédiate du mollah Omar, secrètement réfugié à Quetta (Pakistan). Lorsque, par la réussite de nos projets de développement, nous aurons conquis les cœurs de l'écrasante majorité des familles afghanes, nous pourrons, en association avec le gouvernement Karzaï, et bien sûr avec nos alliés, dialoguer en position de force avec les insurgés nationalistes. Sans jamais rien brader de nos valeurs. C'est la multiplication des arrangements de paix locaux qui incitera les grands chefs talibans nationalistes à songer à une réintégration politique.
Il n'y aura pas de réconciliation nationale sans un double effort : l'Otan devra limiter ses opérations militaires à la stricte protection des populations civiles ; le gouvernement Karzaï devra en finir avec la corruption de son administration. Pour cela, il faudra aider les Afghans à mieux former leurs soldats et leurs policiers, et à mieux les payer.
Notre but est de confier le plus vite possible la sécurisation de l'Afghanistan aux Afghans. Car le destin politique de leur pays ne nous appartient pas. C'est à eux seuls de le déterminer.
Le Figaro - 02.02.10
Nos soldats sont morts pour le N.O.M.!