L'histoire court d'une tente de fortune à l'autre sur le Champ de Mars, la grande place de Port-au-Prince transformée en camp de réfugiés. La nuit, dans l'obscurité du bivouac dénué d'électricité, un loup-garou vient sucer le sang des rescapés endormis. La rumeur n'a rien de surprenant dans un pays où l'imaginaire vagabonde. En Haïti, un homme peut enlever sa peau pour se transformer en dindon avant de reprendre son allure ordinaire le lendemain. Et un chauffeur peut donner un brusque coup de volant pour éviter un zombie qui traverse la route. «Ici, personne ne décède de mort naturelle. Il y a toujours une explication magique», constate avec amusement le professeur Jean William Pape, le patron du centre antisida de la capitale.
Les raids du loup-garou du Champ de Mars ont en revanche le don d'énerver Max Beauvoir, le «chef suprême de la religion vaudoue en Haïti». «Cette fable est importée par les évangélistes occidentaux, tonne-t-il. Il n'y a jamais eu de loup sur notre île, ni en Afrique d'où nous venons.» Max Beauvoir a de la prestance. Les cheveux gris, il porte un boubou sur son pantalon et chausse des mocassins de qualité. C'est un hougan, un grand prêtre. On l'appelle aussi ati. «Cela veut dire le grand arbre de la forêt dont l'ombre protège les petits. Ses grandes branches servent de reposoir aux oiseaux qui le souillent, mais heureusement la pluie le lave», développe le grand prêtre.
Les grands jours, il endosse son costume d'apparat. Les dernières fêtes, celles de Makaya, remontent à fin décembre. Elles étaient consacrées aux bains. Une occasion de se purifier pour l'année à venir. Les prochaines, celles de Papa Loco, sont prévues en mars. On rendra hommage à l'esprit qui administre le «péristyle de Mariani», le lieu de culte fondé par Max Beauvoir.
«La justice divine est implacable »
Mais ce calendrier bien ordonné est bouleversé par le tremblement de terre. Une partie du temple s'est effondrée. Par chance, le potomitan, le sanctuaire où se déroule le rituel, est intact. Le prêtre vaudou permet au visiteur de le traverser. «Il est désacralisé hors cérémonie», précise-t-il. Le «labo», comme l'appelle Max Beauvoir, chimiste de formation, a également pris un coup. Le hougan soigne dans cette pièce, par des techniques mystérieuses, l'âme de ses visiteurs. Il guérit par exemple un patient par le transfert de sa maladie à un animal. Il procède aussi à des offrandes. Mais la volière s'est disloquée. Les blanches colombes qui servent aux sacrifices se sont envolées.
Assis sur les marches du temple, un artisan restaure une statue abîmée par le séisme. Elle représente un homme courbé à tête de bouc portant sur ses épaules un macaque. «Elle est très dangereuse», prévient-il. «Il voulait dire que la justice divine est implacable», rectifie le hougan sans s'étendre sur le sujet. Il préfère parler de l'effigie en bois de cousin Zaka, la divinité du travail, d'Ogou, le dieu des cataclysmes et de Dambala, la canne en bois représentant le dieu serpent. Ce dernier présente la particularité de priver de la parole ou de l'usage de ses jambes la personne qu'il «possède».
«On se considère comme fortunés. Les temples vaudous ont mieux résisté que les églises et la cathédrale. Ils sont toujours debout. J'ai présenté mes condoléances aux représentants catholiques et protestants qui ont tellement souffert», déclare Max Beauvoir en rappelant que ses homologues, l'archevêque de Port-au-Prince et le pasteur des églises protestantes, ont péri dans la catastrophe. Le hougan attribue la résistance des lieux de culte vaudou à leur rusticité, mais aussi à une sélection naturelle. «La nature a remis les choses à flot en nous frappant, estime-t-il. Nous avons une société injuste depuis la mort de l'empereur en 1806 ( le général Dessalines, premier chef de l'État après l'indépendance, NDLR). Le Vatican et les grandes puissances occidentales se sont ligués pour que les chrétiens travaillent à l'effacement du vaudou, la religion des origines. Tout cela doit changer. Le tremblement de terre marque le début d'une nouvelle ère.»
Max Beauvoir prend souvent un ton et des postures de tribun. Il se considère, à l'instar des évêques, comme le haut représentant d'une communauté religieuse qu'il veut imposer sur la scène nationale. En quête de notoriété, il aime montrer la galerie de photos qui décore la salle de réunion de sa communauté. Sur l'un des clichés, il pose aux côtés de Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies. Lundi, le président René Préval l'a reçu dans son bureau pour préparer avec lui les cérémonies œcuméniques d'hommage aux victimes prévues le 12 février, un mois jour pour jour après le séisme. «Nous organiserons en parallèle des célébrations de recueillement autour des divinités du courage, de la force et de l'amour», annonce le hougan.
Max Beauvoir s'inscrit dans un courant réformateur du vaudou. Il veut faire d'une pratique occulte éclatée en de multiples communautés et familles une institution comme les autres. Une démarche contestée, voire redoutée par de nombreux observateurs. «Ce choix fait entrer le “vaudouisme” sur le marché des religions en concurrence avec le christianisme, l'hindouisme ou l'islamisme, relève Guy Maximilien, historien des religions. Beauvoir est un hougan qui a suivi une initiation, mais il est à sa manière un usurpateur, car le vaudou a toujours fonctionné sans direction unique.»
Le vaudou est la survivance des manifestations rituelles des anciens esclaves déportés d'Afrique. C'est un culte plutôt complexe, avec son panthéon de divinités, les lwa. «Ces entités mystérieuses et puissantes procèdent du premier émerveillement et du premier effroi de l'individu devant la nature. Elles éveillent encore aujourd'hui les parties archaïques de l'homme auxquelles poésie et religion s'adressent», explique Guy Maximilien, qui est aussi un spécialiste du sanscrit.
Mesurer l'influence du vaudou sur la société est, selon lui, impossible. Car il faudrait marier les contraires. Confession de l'ombre, il attire et repousse. «Je crois que bien peu de Haïtiens redoutent d'adhérer au vaudou en tant que religion, mais qu'ils ont peur de sa magie», résume William Seabrook dans L'Ile magique, un livre culte paru en 1929 et préfacé par Paul Morand. C'est que le vaudou ouvre la boîte aux fantasmes avec ses personnes transformées en zombies, sa magie noire, ses empoisonnements, ses poupées plantées d'aiguilles, ses coups de poudre. Ses défenseurs se considèrent comme les victimes d'une entreprise de diabolisation. «Satan est une création chrétienne. Nous n'avons rien à voir avec ça», tranche Max Beauvoir.
Religion de l'intime
Plasticien renommé, Patrick Vilaire a exposé voici quelques années à la Fondation Cartier à Paris. En 2008, il a présenté à Amsterdam une œuvre prémonitoire intitulée : Le Potomitan ou l'échelle de Richter. La sculpture en métal montre l'axe central du sanctuaire d'un temple ébranlé. La colonne qui fait la liaison entre le serviteur et le Dieu est maintenue par des mains tendues. «En réalisant cette œuvre, je voulais dire qu'on allait vers un gros problème. Il y a chez nous un déséquilibre dans notre culture dû à une politique et à une économie qui ont conduit au désastre», dit-il. Il ajoute : «Le séisme a détruit le bâti physique et moral. Il a écrasé les lieux de culte. Il est vécu par la masse des croyants comme une punition divine. Les gens pensent que les dieux vaudous ont exprimé leur colère.»
Patrick Vilaire est une sorte d'athée mystique. Au lendemain du tremblement de terre, il est allé avec quelques amis dans les charniers pour sortir des corps des fosses communes et leur donner une sépulture plus acceptable. Il extrayait des cadavres, les enveloppait et les portait en terre. Puis il plantait une croix sur le monticule. Dans le rite vaudou, les défunts sont considérés comme une enveloppe charnelle qui mérite le respect. Leur départ doit se faire dans la dignité. Selon la tradition, l'esprit des morts rejoint la mer. À en croire Max Beauvoir, qui a construit son temple sur la côte, «une âme revient seize fois sur la terre pour huit vies en homme et huit vies en femme. Puis elle devient un pur esprit qui circule à la vitesse de la lumière et protège les vivants».
Les vaudouistes sont convaincus que certains disparus de la tragédie du 12 janvier vont se réincarner en novembre, mois dédié au culte des ancêtres. Ce sera l'occasion pour les défunts de faire passer des messages et pour les vivants de poser des questions. Les pratiquants se réuniront en famille. Le revenant prendra possession d'un participant. Comme chaque année, ces fêtes des morts seront présidées par Baron Samedi, la divinité des morts, et sa femme, Grande Brigitte. Elles seront animées par les guédés. «Ce sont des êtres insupportables qui ne souffrent pas les règlements. Ils orchestrent des danses lascives que les catholiques désavouent», note Élisabeth, l'épouse du hougan de Port-au-Prince. Dans le temple, une statue symbolise ces retrouvailles : elle représente une femme enlaçant un squelette.
Le Figaro - 03.02.10