Décidément, l’Histoire court vite. Tel croit la tirer derrière lui, sûr de la maîtriser, et voilà qu’elle lui écrase les orteils. L’attentat qui a coûté la vie, dans la nuit de mardi à mercredi 12 septembre, à l’ambassadeur américain en Libye et à trois autres membres du personnel diplomatique, dans cette même Benghazi, qui a été le berceau, quelque peu trafiqué, de la prétendue révolution libyenne, ne manque pas d’ironie macabre. Les photographies du cadavre brinquebalé par une horde hystérique bardée des inévitables portables valent bien en horreur celles du corps martyrisé du colonel Kadhafi, qui connaît là une sorte de revanche posthume.
Nous ne nous réjouissons pas de la mort si piteuse de cet homme, mais nous ne le pleurons pas. L’Amérique ne fait que pâtir par là où elle a péché. Tous les responsables « alliés », Obama, Hillary Clinton, les gouvernements européens, les représentants de l’Otan, ont beau jeu de s’émouvoir et de condamner un acte qu’on ne manque pas de qualifier, comme il est coutume, de « lâche » et d’ « abject ». Répugnant et vil, il ne l’est pas moins que les attentats islamistes, les égorgements et décapitations, les voitures piégées, les exécutions sommaires, les massacres d’innocents, que des mercenaires salafistes et takfiris, venus de Libye, d’Egypte, de Tunisie, du Maroc etc. perpétuent pour instaurer la charia en Syrie, pays encore laïc et tolérant. Ces mêmes groupuscules, stipendiés et armés par l’Occident, règnent en maîtres à Benghazi. L’ambassadeur le paye de sa vie. Le cynisme des colonialistes occidentaux, qui ont mis au pouvoir ces bandes de fanatiques, serait risible si ne se dessinait une menace pour l’Europe. A ce jeu, ce n’est pas une Somalie qui bordera notre continent, mais plusieurs. Nos gouvernants manipulent, comme des apprentis sorciers, afin de façonner un Moyen Orient chaotique et plus acceptable pour la puissance israélienne, des explosifs puissamment destructeurs. Complaire à une Amérique relativement bien protégée (le 11 septembre étant, comme l’on sait, un cas assez singulier), et prendre sciemment le risque de voir, peu à peu, les événements s’emballer, voire, comme l’affaire Mehra en donne les prémisses, déborder sur notre sol, est une attitude pour le moins inconsciente, sinon criminelle. Et nous savons que les frontières sont poreuses, inefficientes.
Le problème, avec les Américains, c’est qu’ils sont tellement imbus de leur prétendue supériorité, ils sont tellement persuadés de la sainteté de leur cause, de leur élection divine, et tellement aveuglés par une ignorance abyssale, qu’ils sont incapables de se mettre à la place d’autrui et voir, sentir et penser comme lui. Leurs partisans européens, à imiter comme des singes leur maître, ont adopté ce pli, comme la dérive diplomatique européenne ne le dévoile que trop, dans sa propension imbécile à un manichéisme puéril. Il est évident que les islamistes, en Tunisie, en Egypte, dans les pays du Golfe, en Syrie, demain, en Algérie, n’allaient pas faire la fine bouche devant l’aide logistique, matérielle, propagandiste que lui apportaient l’Oncle Sam et ses larbins. Mais à malin, malin et demi. S’il n’y a guère que ces sombres abrutis de journalistes pour croire aux vertus démocratiques de ces barbares sanguinaires, les services secrets, les militaires et les décideurs de haut rang ne doivent pas avoir beaucoup d’illusion. Aussi ce contrat entre les impérialistes US, Israël d’un côté, les salafistes et les frères musulmans de l’autres, sous l’égide du Katar et de l’Arabie Saoudite, a-t-il été un donnant-donnant. Toutefois, pour un musulman fanatique, un chrétien reste, dans de nombreux cas (j’excepte les croyants respectueux de la religion d’autrui) un porc, surtout s’il se fait prosélyte et provocateur. Et pour un chrétien américain, aussi obtus et méprisant, aussi inculte et exalté que son frère ennemi, tous ceux qui ne sont pas comme lui sont destinés à l’enfer. Chez les deux prospère la haine des traditions différentes, de la culture de ce qui n’est pas soi : je mets sur le même plan les destructions de tombeaux soufis en Libye et au Mali, et le bombardement absurde, mais, à mon sens, plein de signification, du Monte Cassino, berceau monastique de l’Europe, par l’aviation US en 1944.
On a beau calculer, prévoir, contrôler tout, les tueries, les manipulations, les crimes, on ne peut pas régir les tripes et les cœurs. Le film intitulé « Innocence of Muslims », stupide, blasphématoire, digne d’arriérés mentaux, qui parodie les actes du prophète Mohamed, reflète, par sa bassesse, sa vulgarité, celui qui l’a produit, un agent immobilier israélo-américain, Sam Bacile, aidé par un pasteur particulièrement dérangé, Terry Jones. Que cherchait-il ? A mettre le feu aux poudres ?
Il est évident que les Américains vont se venger, aidés par leurs collaborateurs au pouvoir à Tripoli, notamment Mohamed al-Megaryef, qui a lui-même beaucoup de sang sur les mains. Mais après ? Une réaction en chaîne ne va-t-elle pas se produire ? La victoire impérialiste en Libye ne va-t-elle pas s’avérer une victoire à la Pyrrhus ? Cette histoire de fous ne projette-t-elle pas, dans les médias, bien involontairement, quelque vérité sur ce qui se passe vraiment en Syrie ?
VOXNR