Dans le cadre de notre enquête sur les trafics de drogue dans les cités de Marseille, voici un nouvel éclairage avec l'analyse de la police judiciaire marseillaise qui estime que le trafic de stupéfiants "générerait 10 à 12 millions d'euros par mois".
Pour rappel, le premier volet concernait le reportage réalisé par La Provence au coeur même des réseaux installés dans les quartiers nords de la ville.
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Cette guerre est sans fin. Les politiques le savent, les enquêteurs aussi, les dealers surtout le savent. Oui mais voilà, même perdue d'avance, la police s'affaire à la mener tous azimuts, à remporter quelques batailles au prix de mois d'enquête, pour contenir le phénomène et préserver au mieux santé et sécurité publiques quand des milliers de consommateurs s'approvisionnent chaque jour dans les cités de Marseille.
Des fonctionnaires en tenue et leurs collègues de la Bac qui tentent de gêner le ronron des vendeurs, "les charbonneurs", aux enquêteurs de la sûreté départementale et ceux de la Police Judiciaire qui eux s'acharnent à taper plus haut, et faire tomber des têtes de réseaux, rapidement remplacées, tous les niveaux de la police sont impliqués dans cette guerre aux dealers présentée comme l'enjeu numéro un, puisqu'à l'épicentre de la délinquance générale. Le patron de la police nationale, Jean-Marc Falcone, en visite à Marseille jeudi, l'a encore rappelé aux services.
À Marseille, rien qu'à la Police Judiciaire 70 enquêteurs, épaulés par la quarantaine de leurs collègues de la Brigade de recherche et d'intervention, analysent, surveillent, décomposent le trafic qui génère des millions d'euros chaque mois dans la cité phocéenne. Le directeur interrégional de la Police Judiciaire, Christian Sainte, son adjoint, Fabrice Gardon et Sébastien Lautard, chef des stups, ont accepté, de faire le point en exclusivité pour La Provence.
La Castellane et le reste du monde
Cette immense cité enclavée du 16e arrondissement constitue depuis des années ce qui se fait de mieux -- ou de pire, c'est selon -- dans le trafic marseillais. Six réseaux y cohabitent en bonne intelligence, autour d'un deal mythique, celui de la Tour K. En 2013, la Police Judiciaire a démantelé l'un d'eux, saisissant des documents comptables évoquant des chiffres d'affaires allant jusqu'à 50 000 euros par jour.
Actuellement, entre 2500 et 3000 clients se fourniraient quotidiennement dans cet ensemble HLM qui bénéficie de son emplacement à la sortie de l'autoroute du littoral, un accès facile pour Vauclusiens et Alpins notamment. "Il y a une cinquantaine de guetteurs, qui travaillent en 3-8, et donc 24 heures sur 24. Même si le deal cesse de fonctionner entre 4h et 8h, les choufs restent pour éviter que la police ne rentre", assure la PJ. Alors que la Castellane tient le haut du panier, les trafics d'une dizaine d'autres cités tournent aussi à plein régime, avec 1500 à 2000 clients par jour : Font-Vert, Bassens, Air Bel, Frais-Vallon, Plan d'Aou, les Oliviers, Picon-Busserine, la Paternelle, Campagne-Levêque...
Un cran en dessous, avec 500 clients quotidiens environ, on retrouve les deals du Castellas, de la Solidarité -- récemment mis à mal par la Police Judiciaire --, Val Plan, le parc Kalliste, la Savine, la Bricarde, La Maurelette, la Viste et Félix Pyat. Par un calcul, évidemment approximatif, basé sur la fourchette basse de ces données, on peut alors considérer le trafic marseillais brasse au moins 20 000 clients par jour...
D'où vient cette drogue ?
Pour satisfaire les besoins de cette masse de clients, les patrons de la PJ estiment que trois tonnes de cannabis par mois doivent être acheminées. Les caïds marseillais se servent majoritairement en produits marocains, via l'Espagne.
"On trouve rarement une équipe qui fait tout, de l'approvisionnement à la vente. Désormais il y a des spécialistes des contacts au Maroc, d'autres du transport etc. Récemment, on a même eu un Français qui s'était installé en Espagne et qui proposait une formule 'All Inclusive' : il prêtait un appartement sur place aux chefs de réseaux marseillais, il remplissait lui-même les caches aménagées des voitures et proposait un chauffeur qui remontait toute la came à Marseille. Zéro risque pour les dealers !"
De vrais chefs d'entreprises, mais sans code du travail
Les patrons de deals, à la manière de PDG, gèrent de véritables entreprises tenues d'une main de fer : trouver des partenaires pour l'approvisionnement, placer des gérants de confiance, recruter guetteurs, charbonneurs, coupeurs et conditionneurs, nourrices et garder l'oeil sur tous ces employés pour éviter les "carottages", et ambitions incontrôlées.
Les punir le cas échéant, ne s'appuyant ni sur un code du travail ni sur des juges prud'homaux, mais plutôt sur la peur et s'il le faut une rafale de Kalachnikov. "Chaque jour, les chefs de réseaux passent dans la cité pour remettre en place ceux qui déraillent", précise la PJ. S'ils ont une main de fer pour ceux qui sont à leur service, les caïds savent aussi se montrer plus que généreux avec les habitants de la cité. "Certains achètent le silence en distribuant des survêtements de sport aux minots, des téléphones neufs à des pères de famille en galère, aident certaines familles pour mieux qu'elles soient à leur merci si besoin. En 2012, durant l'été, ils avaient même installé des piscines gonflables à Val Plan et Bassens pour faire plaisir aux gosses !"
Ils savent aussi fidéliser leur clientèle : "Au Castellas, il y a peu, les vendeurs faisaient un petit pack 'shit, feuilles OCB et briquet' ! Et puis dans certaines cités, certains mettent carrément en place des panneaux avec les différentes résines de cannabis et herbes avec le prix". Enfin, ces patrons savent s'adapter aux envies de leur clientèle : "On a vu un gros retour de la cocaïne ces derniers mois : plus un point de deal n'en propose pas désormais. Comme cette drogue s'est démocratisée, ils se sont rapidement adaptés", poursuit la PJ. Enfin, les patrons ne laissent pas leur place, acquise de haute lutte, comme ça.
Même écroués, ils tentent de garder la maîtrise. "Quand on arrive à les incarcérer, il y a trois solutions : soit ils parviennent à placer des mecs à eux et gèrent depuis leur cellule, soit une équipe se propose de reprendre le point de deal contre un bail, soit il y a une OPA hostile et là ça finit en règlement de comptes", détaille la PJ.
Les stups, épicentre de la délinquance
"Dans une affaire à la Maurelette, on avait interpellé des clients : il y avait un coursier, une infirmière, un vendeur automobile, un chirurgien et un dentiste !", sourit l'un des patrons de la PJ.
Parce que se droguer est devenu commun, parce qu'à 50-60 euros le gramme de coke et à 10 euros la barrette de shit (trois joints maximum), certains y laissent leurs aides sociales, d'autres leurs économies, et puis il y a ceux qui volent et braquent pour une dose. "Certains font des arrachages de colliers pour se faire 50 euros et acheter du shit, d'autres braquent un commerce ou des gens à leur domicile et investissent dans de plus grosses quantités pour les revendre et faire des bénéfices. Une majorité de faits de délinquance sont au final reliés aux stups", assurent les trois limiers.
Alors que faire ?
"Lutter, non pas pour éradiquer le trafic, mais le contenir. Leur vie n'est pas enviable, ils brassent du fric mais l'angoisse de se faire carotter, celle d'être tué et enfin celle d'être écroué est permanente. Reste que la prison ou la mort sont des risques qu'ils ont intégrés. Ce qui leur fait mal c'est quand on saisit tout ce qu'ils ont acquis grâce à la drogue..."
La Provence