Quand Simone Bertière cultive à son tour la fleur d’Ulysse
Par Jacques Aboucaya
Que sait-on de lui ? Quasiment rien, ou pas grand-chose. Un de ces aèdes comme l’antiquité grecque en a connu tant, allant de cité en cité pour déclamer, en s’accompagnant d’une lyre, leurs propres poèmes. Le plus célèbre, sans doute, puisqu’on lui prête deux œuvres majeures, l’Iliade et l’Odyssée. La tradition veut qu’il ait vécu vers la fin du VIIIe siècle avant J.-C. et qu’il ait été aveugle, ce qui ajoute incontestablement au pittoresque. Sauf à discerner dans cette tradition, une portée symbolique qui en ferait, à l’instar de Tirésias, un voyant. Encore ces données, incertaines, doivent-elles autant à la légende qu’à l’histoire. Car Homère est, avant tout, un personnage de légende.
Son nom, dérivé de homeros, « aveugle » ou « otage » en grec ancien, est aussi douteux que sa région de naissance. L’Ionie ? La ville de Chios ? Peut-être. La tradition, toujours elle, veut qu’il soit mort fort âgé à Ios, une petite île des Cyclades. Peu importent, en définitive, ces détails. Loin d’être résolue, la question homérique continue à alimenter maintes controverses. Pour certains, il n’aurait même jamais existé. Son œuvre serait celle de plusieurs poètes y ajoutant, au fil des siècles, leur touche personnelle, et affublés d’un nom générique. Pour d’autres, dont le philosophe français Raymond Ruyer reprenant l’hypothèse de chercheurs anglo-saxons, l’Odyssée aurait été écrite par une femme. Tous, s’appuyant sur les textes, avancent, cela va sans dire, des arguments irréfutables. Si bien qu’au bout du compte (et des contes), on n’est pas mieux éclairé.
Seuls les textes parvenus jusqu’à nous et certains des événements qu’ils relatent reposent sur des données historiques vérifiables. A commencer par la guerre de Troie qui fournit à l’Iliade son cadre et son sujet. L’enlèvement de la belle Hélène par le berger Pâris en fut-il la cause, ou seulement le prétexte ? Ménélas, l’époux trompé, mobilisa-t-il autour d’Agamemnon tous les roitelets achéens pour reprendre au séducteur son épouse infidèle ? Peut-être. On sait de façon sûre, depuis la découverte de Schliemann dans les années 1870, que la cité de Troie, aujourd’hui Hisarlik, en Turquie, a bel et bien existé. Les fouilles ultérieures ont confirmé bien des points ne laissant aucun doute sur la véracité de quelques faits rapportés par le ou les aèdes. Outrés, bien entendu. Embellis, poésie épique oblige. Car ce qui confère aux textes homériques leur dimension, leur donne une portée, voire une signification sans égales, c’est la présence, aux cotés des combattants, des dieux de l’Olympe. Ils interviennent directement dans l’action, se mobilisent pour l’un ou l’autre camp, au gré des sentiments et des passions qui les animent, comme ils animent les humains.
L’épisode du siège et de la prise de Troie a inspiré en tout cas chez nous comme ailleurs, à toutes les époques, poètes, musiciens, dramaturges, de Joachim Du Bellay à Jean Giraudoux en passant par Jacques Offenbach, pour s’en tenir à eux. Tous empruntent leurs héros à Homère – fût-ce pour les parodier ou ajouter à l’épopée des rebondissements inédits.
Si Ulysse n’est pas le héros principal de l’Iliade, encore que son rôle soit déterminant dans la victoire des Achéens, il occupe dans l’Odyssée une place centrale. Le récit mouvementé de son retour à Ithaque, sa patrie, reste dans toutes les mémoires. En butte aux embûches tendues par Poséidon, mais avec le soutien d’Athéna, grâce, surtout, à sa ruse et à son intelligence sagace, il sortira victorieux de tous les pièges. Les moins dangereux ne sont évidemment pas les tentations suscitées par les femmes lors de ses escales forcées. Les Sirènes, Circé, Calypso, voire la jeune Nausicaa auréolée d’un érotisme diffus, autant de jalons dans un itinéraire qui a suscité bien des hypothèses. Conduisit-il le héros au-delà des Colonnes d’Hercule ? Dante le pensait. D’autres aussi qui, s’appuyant sur les détails disséminés dans les vingt-quatre chants de l’Odyssée, prétendent reconstituer les étapes de son périple.
Ces questions, Simone Bertière n’a garde de les poser. Encore moins de hasarder des réponses prétendues « scientifiques », mais plus ou moins oiseuses. On connaît la rigueur de cette historienne de renom, biographe des Reines de France, spécialiste du Grand Siècle, couronnée par de nombreux prix littéraires. Elle sort ici de son domaine habituel et met ses qualités de conteuse et son humour au service d’un roman dont le héros, Ulysse soi-même, est le narrateur. Revenu dans son île après vingt ans d’absence, il se penche sur son passé au cours d’entretiens avec Euphore, un jeune pâtre. Occasion de revivre, mais de l’intérieur, les principaux épisodes de l’Iliade et de l’Odyssée. De plonger dans le merveilleux d’un monde éloigné de nous et pourtant si proche.
La romancière réussit à camper, mieux, à faire vivre un Ulysse attachant. Plein d’humanité et de sagesse. Un héros désormais désœuvré qui, au fur et à mesure de ses conversations avec le chevrier, prend conscience qu’il n’est pas fait pour ressasser le passé.
A l’inverse, son goût irrépressible pour l’aventure s’accompagne d’une curiosité sans bornes pour le monde tel qu’il va. « J’ai été dévoré du désir de connaître, de comprendre et d’agir en fonction de ce que j’avais compris. J’ai voulu sortir des sentiers tracés ». assure-t-il à son interlocuteur. Lequel développe à son contact les qualités qu’on attend d’un futur aède. Tel est ce roman passionnant de bout en bout. Fidèle à l’esprit d’Homère, il aborde les grands thèmes universels, mais avec une manière d’allégresse. Et une bonhomie qui lui confère un charme unique.
J.A.
Le Roman d’Ulysse, de Simone Bertière, de Fallois, 254 p., 19 €.
Article publié dans le n° 113 du mensuel Service Littéraire, janvier 2018