Tous les dimanches, depuis un an, c'est pareil. Mais personne ne dit rien. Rassemblés avec leurs quatre enfants autour de la table de la cuisine, M. et Mme Schmitt achèvent leur petit déjeuner en silence. Hanté par le temps qui passe, leur regard fuit pudiquement pour se poser sur les aiguilles, à la dérobée. «On vit avec la pendule, dit le père. Chacun de nous y pense, comme si c'était hier». 9 h 58 : Anne-Lorraine monte dans le RER D. 10 heures : elle téléphone à son petit-frère, François-Xavier. Elle sera là pour la messe. Promis. 10 h 15 : le train se vide, file vers Goussainville. 10 h 20 : le type monte. Il l'aborde, le souffle court. Lui dit qu'il va lui «faire l'amour». 10 h 22 : Anne-Lorraine crie, se débat. Il la fait taire à coups de couteau. Trente-deux au total. 10 h 30 : elle agonise. Lui, le récidiviste, blessé, descend du train. Vingt-quatre heures plus tard, Elisabeth et Philippe Schmitt retrouveront leur fille aînée à la morgue. «C'était elle et aussi plus elle», diront ses frères et sœurs. Il n'y avait plus son rire, il n'y avait plus sa vie. Son grand-père paternel en deviendra mutique.
C'est vrai. Pour étouffer en vain sa douleur, Philippe Schmitt aurait pu "se contenter de lire la procédure et d'éplucher les procès-verbaux", bien à l'abri dans le cabinet de son avocat, à Senlis. Il aurait pu, des années encore, ne rien faire d'autre que s'occuper de son jardin le week-end, tondre la pelouse de son pavillon d'Orry-la-Ville (Oise), l'esprit libre, en repensant à ces matinées où Anne-Lorraine, de retour de Saint-Denis, «surgissait par derrière en disant “Coucou Papa !”». Mais «l'inaction est infâmante», considère le colonel Schmitt, ancien de la cavalerie blindée et habitué des postes d'état-major.
Sur le cercueil de sa fille de 23 ans, il avait fait la promesse d'être digne d'elle et de ce «sacrifice pour lequel elle n'a pas eu le choix». Il s'y tient depuis sa mort, il y a un an, lancé à corps perdu dans un combat contre «les aberrations du système judiciaire». En juin dernier, l'Institut pour la justice lui a confié la présidence de son comité d'orientation. À lui de faire œuvre de pédagogie pour sensibiliser M. et Mme Tout-le-Monde aux rouages parfois «fumeux» de la machine pénale, ou de dégoter quelque ficelle susceptible d'éviter «une accumulation croissante de textes inapplicables et inappliqués». «À la disparition de sa fille, il s'est dit qu'il fallait qu'il se batte à son tour, témoigne Damien Theillier, directeur des études à l'Institut et professeur de philosophie. Il savait qu'il allait prendre des coups, qu'on l'accuserait de mener une croisade personnelle. Son courage, c'est d'avoir relevéla tête.»
Alors, un peu comme on entre en guerre, Philippe Schmitt a commencé par démarcher les parlementaires de tout bord, entamant avec eux «un dialogue poli mais difficile». Comme on se frotte à l'ennemi, il a - pour la première fois - feuilleté les journaux en s'arrêtant net sur les pages consacrées aux faits divers. Il ne lisait jamais cette rubrique avant l'assassinat d'Anne-Lorraine ; il en détestait même jusqu'au nom. «Je tombe des nues et ça continue», lâche-t-il. Pourquoi ne pas voter la suppression des délais de prescription dans les affaires criminelles, rendus caduques grâce aux progrès de l'ADN ? Pourquoi ne pas offrir aux parties civiles l'opportunité de faire appel d'un verdict ? Pourquoi ne pas «expliquer aux gens qu'un accusé condamné à dix-huit ans de réclusion n'en fera que neuf», qu'«un criminel odieux peut quand même sortir» ?
Philippe Schmitt, lui, aimerait que ses filles, toutes les femmes et jeunes femmes, «puissent aller et venir, tranquillement, sans tomber sur un repris de justice». Il rêverait que les politiques soient «humbles et courageux», qu'ils «admettent que, pour certains individus, il n'y a plus rien à faire».
En attendant, il tremble avec sa femme dès lors que Béatrice et Bénédicte, les jumelles de la fratrie décapitée, envisagent le moindre déplacement. Le couple confesse une légère paranoïa et dit s'en vouloir un peu. Mais «ça arrive tellement vite, vous savez…». Si peu de temps s'écoule avant qu'on ne se dise, inconsciemment, «qu'on n'a pas été là quand il l'aurait fallu, qu'on n'a pas été capable de protéger son enfant alors qu'on est son père».
Dimanche dernier, Elisabeth Schmitt avait gardé une place à la messe pour son mari. La même - mais elle ne le savait pas - que celle qu'il avait occupée ce 25 novembre 2007, en attendant qu'Anne-Lorraine appelle d'une cabine ou d'un commissariat, pour dire «qu'on lui avait volé son sac ou son portable». Pour finir, M. et Mme Schmitt se sont décalés d'une rangée.
Tout à l'heure, lors de la messe donnée en la cathédrale de Senlis à la mémoire d'Anne-Lorraine, son père n'aura pas le réflexe de regarder si tout le monde est présent : la hiérarchie militaire et sa «solidarité sans faille», la surintendante et le chancelier de la Maison d'éducation de la Légion d'honneur, soutiens «discrets mais réels», les amies d'Anne-Lorraine qui - régulièrement encore - transforment les déjeuners dominicaux des Schmitt en buffets improvisés. Pour sa «thérapie», sa lutte «sans haine ni vengeance», Philippe Schmitt continue de préférer «l'action au cimetière».
En douze mois, une chapelle a été érigée dans un bidonville colombien grâce aux dons spontanément versés à la famille d'Anne-Lorraine. L'édifice a été baptisé Saint-Anne. Pour la plus grande fierté du colonel, qui «ne voyait pas l'intérêt d'accumuler les fleurs».
Le Figaro - 25.11.08