Une épée de Damoclès pend au-dessus du Kunsthistorisches Museum de Vienne (KHM). L'institution autrichienne risque de perdre sa Joconde : L'Art de la peinture, de Vermeer.
Le 31 août dernier, l'avocat Andreas Theiss a déposé auprès du ministère de la Culture une demande de restitution au nom des héritiers du comte Jaromir Czernin (1908-1966), lequel avait vendu l'œuvre, en 1940, à Hitler. Plusieurs précédentes demandes ont échoué. Mais la dernière remonte à 1960 et, depuis, le contexte, la loi, la jurisprudence et l'étude des archives ont considérablement évolué. Le KHM s'affiche serein. En réalité, il tremble. Pour sensibiliser l'opinion à son patrimoine, il vient d'ouvrir une vaste exposition tout entière tournée sur le tableau, qui explique son contexte, sa symbolique, les lois de la perspective qui le régissent, la fabrication des couleurs, les études à l'infrarouge, aux rayons X, etc...
Son histoire pendant la guerre, elle, n'est que brièvement mentionnée. Et nulle part le litige actuel n'est évoqué. C'est que la justice pourrait, cette fois, pencher en faveur des plaignants.
Depuis la nouvelle loi, adoptée en 1998 pour les collections publiques, qui considère que tout achat effectué durant l'Anschluss est sujet à caution, l'Autriche a restitué quelque 10 000 pièces. Auparavant, on ne rendait que les trésors pillés, désormais on se demande si telle ou telle vente n'aurait pas été forcée. C'est ainsi qu'en 2006, le Musée du Belvédère s'était défait du Portrait d'Adele Bloch-Bauer, de Klimt, lequel s'est aussitôt retrouvé dans le top five des records d'enchères.
Le cas du Vermeer apparaît toutefois le plus discutable. Hitler l'avait acheté 1,65 million de reichsmarks (environ 660 000 $ à l'époque), soit le prix le plus élevé qu'il ait jamais payé pour une peinture. En 1960, la famille avait été déboutée au motif que la vente s'était faite sur une base volontaire et à un prix approprié. « En réalité la vente a eu lieu sous la contrainte », plaide Andreas Theiss. C'est à voir. Il existe une lettre par laquelle Czernin adresse à Hitler ses «sincères remerciements». Il souhaite que le tableau lui apporte «toujours de la joie », conclut par «un salut allemand» et signe «votre dévoué». La missive paraît bien compromettante et nuira d'ailleurs à son auteur après-guerre.
«Maintenant nous sommes en sécurité»
L'avocat entend démontrer qu'elle avait en réalité pour but de rasséréner l'ombrageux et puissant acheteur. «Alexander Czernin, le fils aîné, a déclaré sous serment se souvenir de son père relisant sa lettre puis disant : “Maintenant nous sommes en sécurité”.» L'épouse de Jaromir était en partie d'origine juive. Autre argument : «À partir de 1938 et l'annexion de l'Autriche par le IIIe Reich, aucune œuvre ne pouvait plus être vendue hors des frontières. Or, le comte avait dès 1935 un acheteur potentiel aux États-Unis. Il attendait seulement la licence d'exportation.»
Lorsqu'il apprend que Hitler est intéressé, il propose deux millions de reichsmarks. Le Fürher ne donne pas suite. Il est également approché par un industriel, Philipp Reemtsma, qui propose 1,8 million de reichsmarks. Reemtsma agit vraisemblablement en sous-main pour Göring, lui-même grand amateur de Vermeer. Un télégramme, en date du 8 décembre 1939, mentionne que le Feldmarschall autorise la vente à Reemtsma.
Elle sera bloquée par deux officiels autrichiens qui, redoutant de voir partir une gloire nationale, trouvent l'appui de leur autorité, afin qu'elle demeure à Vienne. Hitler fait mine de jouer les arbitres. Le 30 décembre, un télégramme du secrétaire du Reich précise qu'aucune décision ne doit être prise sans son autorisation personnelle. Le 12 avril 1940, le comte écrit à la Chancellerie d'État pour demander qu'on lui achète quelque chose en échange de la vente perdue. Finalement, après d'âpres négociations et l'assurance de Hitler que le tableau reste en Autriche, Czernin transige et rédige sa lettre de remerciements.
Après-guerre, le comte avait immédiatement, mais vainement, fait enregistrer une demande en droit de propriété au KHM. À cette époque, il affirmait que Hitler l'avait contraint de vendre à un prix «carrément ridicule». En dépit de ses demandes, systématiquement rejetées, en 1955, il avait proposé à la National Gallery de Londres d'acheter L'Art de la peinture. En 1998, une enquête menée par le journaliste Hubertus Czernin, un lointain neveu de Jaromir, ne concluait pas différemment des commissions officielles.
«Il n'avait pas étudié tous les documents, qui sont extrêmement nombreux, rétorque Andreas Theiss. Nous avons, pour notre part, travaillé dans quarante centres d'archives différents durant deux ans.» Depuis le dépôt de sa demande, deux historiennes indépendantes ont été commises pour mener un travail parallèle. «Elles rendront leur rapport au plus tôt en juin et, au plus tard, en septembre» glisse le directeur du département peinture du KHM.
Si l'œuvre revient à la famille, que deviendra-t-elle ? L'avocat ne souhaite pas répondre, les héritiers n'ont fait aucune promesse. Il est donc probable qu'elle soit mise sur le marché. Plusieurs spécialistes viennois des maîtres anciens avancent alors des chiffres faramineux. Entre 150 et 200 millions d'euros aux enchères. Soit le record mondial - détenu depuis le 3 février par L'homme qui marche I de Giacometti (72,20 M€) - complètement pulvérisé !
Le Figaro - 24.02.10