Le procureur de la Cour de cassation a demandé mardi une enquête pour "abus d'autorité" portant sur le rôle de Christine Lagarde dans l'attribution de 285 millions d'euros de fonds publics à Bernard Tapie en 2008. Le dossier porte sur la revente de l'équipementier sportif Adidas en 1993, dans laquelle l'homme d'affaires Bernard Tapie se disait floué par le Crédit lyonnais.
A l'initiative de la ministre de l'Economie, l'Etat avait abandonné la voie judiciaire, où il avait pourtant gagné en cassation, pour s'en remettre à un arbitrage privé. Saisi le 1er avril d'une plainte de députés socialistes, le magistrat, Jean-Louis Nadal, a demandé cette enquête à la Cour de justice de la République (CJR), seule habilitée à traiter des délits concernant les ministres. Il s'était fait transmettre des pièces par plusieurs institutions, dont le ministère. "L'analyse de l'ensemble de ces pièces a permis au procureur général de relever de nombreux motifs de suspecter la régularité, voire la légalité du règlement arbitral litigieux, pouvant caractériser le délit d'abus d'autorité", a dit le magistrat dans une déclaration aux agences de presse.
Une instance de trois magistrats, la commission des requêtes de la CJR, tranchera dans environ un mois. Si elle rejette la demande, l'affaire s'arrêtera là. Si elle l'accepte, une commission d'instruction de trois magistrats devra enquêter. Le délit d'abus d'autorité est passible de cinq ans de prison et 75 000 euros d'amende. Il vise le fait, pour une personne dépositaire de l'autorité publique, de prendre des décisions faisant obstacle à l'application de la loi.
Le ministère a minimisé la décision du procureur. "C'est une étape normale de la procédure. Elle va permettre à Christine Lagarde de produire à nouveau toutes les informations en sa possession et de démontrer l'absence de fondement de ce dossier", a-t-on déclaré dans l'entourage de la ministre.
Le chèque de Tapie remis en cause ?
L'abandon de la voie judiciaire pour régler le litige entre l'Etat, ex-propriétaire du Crédit lyonnais, et Bernard Tapie, condamné à de multiples reprises et incarcéré en 1997 pour le match de football truqué Valenciennes-Marseille, est très critiqué depuis trois ans par l'opposition. La gauche et le centriste François Bayrou considèrent que le choix d'une procédure d'arbitrage constitue une "faveur" politique à l'ancien ministre de François Mitterrand, qui avait appelé à voter pour Nicolas Sarkozy en 2007. La somme accordée à Bernard Tapie a été portée à près de 400 millions d'euros avec les intérêts depuis 1993 puis a été diminuée du règlement de son passif fiscal et social, si bien qu'il lui reste environ 210 millions d'euros, selon les députés, alors que Christine Lagarde avait parlé de 30 millions d'euros.
Le procureur Nadal met en cause trois épisodes. D'abord, dit-il, le recours à l'arbitrage n'était pas légal concernant les intérêts financiers de l'Etat. Ensuite, les conditions dans lesquelles la convention d'arbitrage et les sommes ont été approuvées - avec notamment un biais ayant ouvert la voie à un chèque de 45 millions d'euros au seul titre du "préjudice moral" - sont mises en cause. Enfin, le procureur reproche à Christine Lagarde le fait d'avoir renoncé, au nom de son ministère, à un recours contre la procédure d'arbitrage.
Dans ce litige, Bernard Tapie prétend que le Lyonnais l'a floué lors de la revente d'Adidas en 1993 en lui remettant un produit de vente inférieur à ce qui avait été effectivement réalisé, l'opération ayant emprunté des circuits off-shore. Le Crédit lyonnais a toujours contesté toute fraude. La Cour de cassation avait donné tort à l'homme d'affaires en 2006.
Si une enquête débouchait sur la démonstration d'un délit, le chèque de Bernard Tapie serait remis en cause. Le député Charles de Courson a saisi cette semaine le Conseil d'Etat pour faire annuler l'arbitrage et deux hauts fonctionnaires sont menacés de poursuites devant une Cour de discipline budgétaire. Mais Bernard Tapie n'est pas inquiet.
"Je vous confirme, quitte à vous décevoir, que toutes les gesticulations n'ont pas le pouvoir d'inverser le cours de la décision qui est un arbitrage en dernier ressort. Qu'on arrête ces fantasmes", a-t-il déclaré à Reuters.
Le feuilleton de l'affaire Adidas continue 18 ans après
Cette saga qui concerne l'ancien ministre de la Ville (1992-1993) et ex-président de l'Olympique de Marseille (1987-1993), a éclaboussé droite et gauche depuis 18 ans. Symbole de la conversion du PS à la libre entreprise, Bernard Tapie, 68 ans, était devenu proche du président François Mitterrand dans les années 1980.
Sans apport personnel, c'est exclusivement grâce au concours du Crédit lyonnais, alors banque d'Etat, qu'il avait racheté des parts majoritaires de l'équipementier sportif en 1990. Sa direction de cette société, qu'il disait "affaire de sa vie", avait été émaillée de polémiques, notamment lors des fermetures des dernières usines françaises, en Alsace.
En 1993, du fait de sa carrière politique, il doit vendre Adidas et une filiale du Crédit lyonnais lui remet 318 millions d'euros. La banque revend ensuite l'entreprise par le biais d'un montage off-shore, en décembre 1994, à Robert-Louis Dreyfus pour l'équivalent de 708 millions d'euros. Ce dernier a ensuite valorisé le groupe Adidas en Bourse en novembre 1995 pour 1,676 milliard d'euros.
L'ancien repreneur d'entreprises, s'estimant floué, a alors engagé un long combat judiciaire avec le Crédit lyonnais, remporté devant la cour d'appel de Paris en 2005, où lui est accordée une indemnité de 135 millions d'euros. Cet arrêt avait cependant été annulé par la Cour de cassation en 2006. Il devait être rejugé en position favorable pour l'Etat et c'est alors que Christine Lagarde a choisi la voie de l'arbitrage privé, remis à l'ancien président du Conseil constitutionnel Pierre Mazeaud, l'avocat Jean-Denis Bredin et le magistrat en retraite Pierre Estoup, trois personnalités dont l'impartialité a été très contestée.
L'indemnité accordée, 285 millions d'euros, a scandalisé à droite comme à gauche, d'autant plus que Bernard Tapie, emprisonné en 1997 dans l'affaire du match truqué Valenciennes-OM, est une personnalité controversée. Il a été condamné à plusieurs reprises sans être incarcéré pour malversations financières et fraude fiscale dans l'affaire de la gestion de son yacht, le Phocéa, dans celle des comptes de l'OM et pour la gestion de l'entreprise Testud.
Devenu acteur, il a interprété un commissaire de police à la télévision, y a animé diverses émissions puis a emporté de beaux succès publics dans des salles de théâtre de Paris, avec "Vol au-dessus d'un nid de coucou" et "Oscar" en 2008, où il a glissé de nombreuses allusions à ses démêlés avec le Crédit Lyonnais.
Source La Provence - 10/05/11