Par Daniel Salvatore Shiffer
Mais que dirait-il donc aujourd'hui, ce "voyant" extralucide de Rimbaud, à voir, pour ne s'en tenir qu'à notre actualité la plus brûlante, ce gigantesque barnum économique, foire de toutes les empoignes marchandes, entourant l'imminente cérémonie d'ouverture, ce 27 juillet 2012, des Jeux olympiques de Londres, événement médiatique et planétaire par excellence ?
Mittal et la flamme olympique : le déshonneur des JO
Car que l'on y songe un instant : c'est Lakshmi Mittal, milliardaire P-DG d'Arcelor-Mittal, le fossoyeur de toute une région ouvrière de notre bonne vieille Europe, depuis les hauts-fourneaux de Liège-Seraing (en Belgique) jusqu'aux aciéries de Florange (en France) en passant par le bassin sidérurgique de Schifflange-Rodange (au Luxembourg), qui sera l'un des porteurs de la flamme olympique. Et cela, pour le remercier, argue le CIO, d'avoir dépensé 18 millions d'euros, au moment même où il supprimait des dizaines de milliers d'emplois avec la fermeture de ces différents sites, pour la construction de la fameuse Tour Orbit : une structure d'acier rouge destinée à symboliser, précisément, ces JO de Londres.
C'est dire si les syndicats ouvriers des pays concernés ont toutes les raisons de se sentir insultés, floués et écoeurés face à ce flagrant déni des valeurs de l'olympisme, au premier rang desquelles émergent, ainsi que l'indique sa charte, "la responsabilité sociale" tout autant que "le respect des principes éthiques fondamentaux universels".
Parfaitement justifiée apparaît donc la lettre que les représentants syndicaux ont adressée, en front commun, au président, Jacques Rogge, du Comité international olympique. Ils y disent en effet ne pas "comprendre comment (il) (Jacques Rogge) parv(ient) à combiner ces principes, et l'honneur de les défendre accordé (...) à un homme (Lakshmi Mittal) qui apparaît comme l'un des grands massacreurs d'emplois de l'histoire industrielle." Et de conclure leur missive en affirmant, d'un ton non moins sévère, ne pas saisir que l'olympisme puisse "récompenser ceux qui broient des vies".
Ce cynisme sans nom, alibi des pires stratégies financières et manoeuvres sociales, Viviane Forrester le dénonçait elle aussi, il y a une quinzaine d'années déjà, en un essai portant le très rimbaldien titre, justement, d'Horreur économique (1996) : "Nous vivons au sein d'un leurre magistral, d'un monde disparu que nous nous acharnons à ne pas reconnaître tel et que des politiques artificielles prétendent perpétuer. Des millions de destins sont ravagés, anéantis, par cet anachronisme dû à des stratagèmes opiniâtres, destinés à donner pour impérissable notre tabou le plus sacré : celui du travail."
La nauséabonde odeur des pétrodollars
L'horreur économique ne s'arrête toutefois pas là. Car cette très rentable entreprise que sont devenus les Jeux olympiques modernes, véritable symbole du capitalisme contemporain en ce qu'il a parfois de plus indigne, n'a pas fait que se courber ainsi, au mépris du sort de milliers d'ouvriers désormais sans emploi pour nourrir leur famille, devant les liasses de billets de Mittal. Elle s'est aussi engluée, tout aussi honteusement, dans l'argent du pétrole, qui, lui, pue vraiment : une odeur de cadavre, sur fond de désastre écologique !
Qu'il suffise, pour se convaincre de cet autre scandale financier et humain entourant ces JO de Londres, de considérer trois de ses principaux sponsors : BP, Rio Tinto et Dow Chemical, auxquels des associations (Bhopal Medical Appeal, UK Star Sands Network et London Mining Network) dont la crédibilité morale s'avère au-dessus de tout soupçon ont décerné la très peu enviable récompense, ex aequo, de "médaille d'or du blanchiment écologique".
Que l'on se souvienne, à ce propos, de la catastrophe, en décembre 1984, de Bhopal, où une usine de produits chimiques de Union Carbide, à présent propriété de Dow Chemical précisément, explosait en libérant un gaz toxique qui fera, en deux semaines, 25 000 morts (3 000 selon le bilan, largement sous-estimé, officiel) : victimes dont les familles n'ont jamais été, en outre, indemnisées !
Et puis, le groupe pétrolier BP, qui, il y a moins de deux ans, en 2010, avait provoqué, dans le golfe du Mexique, une marée noire sans précédent, avec la dramatique destruction de la faune marine, à la suite d'un accident sur une plate-forme offshore.
Quant à Rio Tinto, groupe minier fournissant les très officielles mais onéreuses médailles de ces jeux (les plus chères, en ces temps de crise, de toute l'histoire de l'olympisme), il est de notoriété publique, excepté pour ceux qui n'ont aucun intérêt à l'entendre, qu'il exploite sans vergogne ses travailleurs, en plus de polluer inconsidérément les sites où opèrent, en toute impunité, ses installations.
Un intolérable apartheid sexiste
Mais le sommet, dans cette série de scandales, se situe ailleurs, bien plus grave encore sur le plan éthique.
Car ce que ces pétrodollars auront finalement réussi à imposer, à travers ses principaux pourvoyeurs de fonds que sont les théocraties du golfe Persique (l'Iran, le Qatar, l'Arabie saoudite, le Brunei, le Bahrein, les Émirats arabes unis...), au CIO sans que celui-ci bronche, et justifie même au contraire ce genre de décisions au nom du respect des cultures, ce sont les très phallocrates et spécifiques règles de la charia plutôt que les principes les plus sacrés, théoriquement universels depuis deux millénaires, de la charte olympique : raison pour laquelle les femmes en provenance de ces pays seront obligées de porter, y compris lors de leurs différentes compétitions sportives, le voile islamique.
Ainsi ce que cet intolérable apartheid sexiste bafoue et nie même de manière aussi révoltante, par-delà l'ineptie de pareille attitude sportive, c'est l'esprit tout autant que la lettre de la très noble "charte olympique", laquelle dispose, textuellement, que "toute forme de discrimination (y compris du sexe) est incompatible avec l'appartenance au mouvement olympique". Mieux : son article 51 précise, noir sur blanc, qu'"aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n'est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique".
C'est dire si cet assourdissant et coupable silence du CIO, sur cette importante question de société, est en totale contradiction, non seulement avec ses propres valeurs morales, dont l'universalisme est censé être la clé de voûte, mais, de manière encore plus spécifique ici, avec l'engagement envers ce très louable principe d'égalité - entre hommes et femmes, en l'occurrence - telle qu'il se voit inscrit au coeur même de l'olympisme.
Les protestations de la Ligue du droit international des femmes (LDIF)
On comprend dès lors, devant ce prodigieux et funeste retour en arrière, où l'on assiste à l'abdication de toute exigence morale face à l'importance des enjeux économiques, à l'ampleur des intérêts financiers et à la primauté des stratégies géopolitiques, que la Ligue du droit international des femmes (la LDIF, association créée par Simone de Beauvoir) ait organisé ce 25 juillet, en plein centre de Londres, une manifestation lors de laquelle elle s'est employée à jeter symboliquement, dans la Tamise, la charte olympique dès lors que ceux-là mêmes qui ont été élus pour la protéger ont accepté, de manière aussi lâche et inadmissible, qu'elle se voit ainsi foulée aux pieds, niée dans sa raison d'être et bafouée jusque dans son essence même par une loi d'un autre âge : la charia, abominable matrice idéologique de l'obscurantisme religieux en ce qu'il a de plus rétrograde, sinon barbare, au regard de la condition féminine et, donc, au progrès de l'humanité !
Daniel Salvatore Shiffer est philosophe, auteur de Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des nouveaux philosophes et de leurs épigones (Bourin Éditeur), porte-parole du Comité international contre la peine de mort et la lapidation ("One Law For All"), dont le siège est à Londres.
Le Point- 27/07/12