" En Tanzanie, où les croyances sur les pouvoirs magiques dus à l’albinisme persistent, meurtres et mutilations se sont intensifiées. L’Etat tente de démanteler les réseaux qui se livrent au trafic de chair humaine.
Dans la cour de récréation, la partie de foot est à peine entamée qu’un surveillant se précipite pour rajuster le chapeau d’un élève afin de mieux le protéger du soleil, très agressif à la mi-journée. Il va ensuite ouvrir la grille à un visiteur, qui, sacoche à la main, s’avance de quelques pas, visiblement mal à l’aise. «Kevin ! Ton père est là !» L’enfant de 7 ans se précipite dans les bras de son géniteur. Peinant à ouvrir ses yeux diaphanes, il colle son visage à l’homme, pour tenter d’en saisir une image floue. Kevin est albinos et vient d’arriver à l’internat Mitindo. C’est là, à une trentaine de kilomètres de Mwanza, qu’ont trouvé refuge près d’une centaine d’enfants souffrant de cette maladie génétique caractérisée par une absence de pigmentation de la peau, des yeux et des cheveux.
«Il était sur le chemin de l’école, explique son père,Matela Maroua. Trois hommes l’ont aperçu et ont crié : "Deal ! Deal ! [argent]" Ils ont essayé de le kidnapper, je suis arrivé à temps pour les faire fuir.» Un enfant blanc né de deux parents noirs est un phénomène qui, en Afrique, a toujours alimenté des croyances, qui voudraient que les albinos recèlent des pouvoirs magiques. Mais depuis deux ans, ces pratiques occultes ont viré en trafic éminemment profitable, touchant la Tanzanie, le Burundi et l’est de la République démocratique du Congo. L’an dernier, une quarantaine d’albinos, y compris des enfants en bas âge, ont été atrocement mutilés dans cette région pauvre du lac Victoria, où le taux d’alphabétisation est l’un des plus bas du pays.«Ici, le seul espoir de s’enrichir réside dans le commerce de poissons ou la recherche de diamants dans les mines, explique, d’une voix un peu tremblante, Alfred Kapole, président de la Société tanzanienne des albinos de Mwanza. Des hommes d’affaires vont voir un sorcier qui leur demande d’apporter des membres d’albinos pour fabriquer leur potion. Il suffit d’engager des tueurs, qui leur livreront un bras, une jambe ou des cheveux contre des milliers de dollars.» Lui-même, âgé de 47 ans, chapeau noir vissé sur la tête et lunettes de soleil, avoue vivre dans une terreur permanente, se sachant une cible parfaite pour ces meurtres rituels. Sur le moindre trajet, de sa maison au siège de l’association, en centre-ville, Alfred Kapole est devenu attentif à chaque regard un peu appuyé d’un passant. «Imaginez que vous êtes allongé sur un lit d’hôpital, entouré de mourants. Et vous savez que vous serez le prochain», énonce-t-il d’un ton lugubre.
Campagnes dans les villages
Ces massacres prenant une proportion inquiétante ont fini par alerter le gouvernement, préoccupé par la mauvaise publicité faite à un pays dépendant à 40 % de l’aide extérieure. En 2008, une députée albinos, Shaymaa Kwegyir, a ainsi été chargée par le président tanzanien, de mener des campagnes de sensibilisation et elle préside une commission d’enquête sur les responsables des tueries. Ce qui n’a guère donné de résultats. «Je fais des tournées dans les villages, explique-t-elle, j’explique aux gens que ces croyances ne sont pas fondées, que les albinos sont des êtres humains comme les autres, qu’ils ont aussi le droit d’aller à l’école.»
Mais de belles paroles ne sauraient remplacer la politique du bâton. Le chef de l’Etat, Jakaya Kikwete, a promis la peine de mort à toute personne reconnue coupable de trafic de membres d’albinos. Pour autant, si plus d’une centaine de personnes - dont quatre policiers - ont été arrêtées, aucune n’a été traduite en justice. «Le problème, c’est que la police est impliquée, déplore un membre de la société civile qui souhaite garder l’anonymat. Parfois, ce sont des voisins ou des membres de la famille qui servent d’informateurs contre rémunération. Tout le monde prend part à cette croyance qui rapporte beaucoup d’argent, ce discours répressif est finalement assez hypocrite.»
La paranoïa a atteint un tel degré que certains enfants sont envoyés à l’école Mitindo par des parents qui ont peur d’avoir des ennuis avec les autorités. «Si mon fils se fait tuer, la police m’accusera de l’avoir vendu pour me faire de l’argent, avoue brutalement Nsojola Kaliyaya,père d’un albinos de 12 ans. Je préfère qu’il ne vive plus avec nous pour pouvoir dormir en paix et ne pas finir en prison.» Fin janvier, alors que les meurtres se poursuivaient, le Premier ministre, Mizengo Pinda, a décidé de supprimer les licences pour les guérisseurs traditionnels, ces médecins de fortune qui fabriquent leurs médicaments. «Ces sorciers ne sont que des menteurs, a-t-il déclaré devant les médias locaux. S’ils étaient de vrais guérisseurs, beaucoup de maladies seraient résorbées.» Reste à en convaincre la population…
A une dizaine de kilomètres de Mwanza, un village abrite les médecins traditionnels les plus puissants de la région. Malgré l’interdiction les frappant, ils continuent à recevoir discrètement leurs patients. Au milieu des cases en banco, un imposant édifice en construction signale que l’activité est rémunératrice. Cette future villa de deux étages appartient à Peter Masalu, qui se targue de voyager dans tous les pays voisins pour rendre visite à d’éminents politiciens, dont il refuse de dire le nom. «Vous venez du Kenya ? Je connais certains de vos ministres», glisse d’un air arrogant le quadragénaire au physique imposant. Sans jamais fixer son interlocuteur dans les yeux, il éructe contre les mesures du gouvernement. «Nous ne sommes pas des sorciers ! Notre pouvoir nous vient de nos ancêtres. Et nous pratiquons la médecine traditionnelle dans le respect des règles. Nous n’avons jamais utilisé d’albinos. Ceux qui le font sont des gens malhonnêtes qui ne veulent que se faire de l’argent.» Peter Masalu désigne une palette de récipients contenant des poudres de couleurs. «Mon pouvoir m’est apparu lorsque j’avais 5 ans. En rêve, m’ont été révélées des recettes de médicaments à base de plantes. Depuis, les gens me rendent visite pour toutes les maladies possibles. Récemment, j’ai guéri cette femme d’une paralysie totale !» Il fait signe d’approcher à une jeune fille, qui traverse aussitôt la pièce pour s’asseoir à ses côtés, comme hypnotisée. Elle l’écoute, baissant les yeux et le laisse répondre aux questions.
Au mur, comme autant de protections contre les génies du mal, le sorcier a fixé une lance Masai et des images légendées en arabe, dont une représentant Al Buraq, la jument ailée du prophète Mahomet. Avant chaque consultation, Peter Masalu prononce des incantations censées attirer les esprits bienfaisants, propices à la guérison. Mais pour lui, ce n’est pas de la sorcellerie. «Le gouvernement ne peut pas décréter du jour au lendemain que nous n’existons plus. Les gens croient en ce que nous faisons.» Un de ses collègues, au ton plus posé, rajuste le tissu vert noué autour de sa taille, un drapeau du parti présidentiel (Chama Cha Mapinduzi, au pouvoir depuis l’indépendance), dont il se pare pour soigner, et explique doctement : «Les sorciers disent la bonne aventure, ce à quoi nous nous refusons. Je pense que les albinos sont en danger car le gouvernement n’est pas capable de les protéger. Il faudrait créer des centres pour les rassembler afin qu’ils ne se mélangent plus à la population, qui restera une menace permanente pour eux.» Les deux hommes jurent bien sûr, quant à eux, de leur innocence.
Complicités au sommet
La difficulté dans cette chasse aux sorciers est bien d’identifier les responsables, car beaucoup craignent de les dénoncer. «Même si une personne prend le risque d’aller voir la police, il lui est très difficile d’apporter les preuves. On ne peut se fonder que sur des témoignages, explique, fataliste, un avocat de Mwanza. D’autre part, les sorciers ont beaucoup d’argent et peuvent soudoyer les policiers afin d’être relâchés, puis se venger sur toute la famille du dénonciateur. Personne ne prendra jamais un tel risque, parce que tout le monde croit en la sorcellerie.» C’est pour tenter de contourner cet écueil que le président tanzanien vient de décider l’envoi, dès cette semaine, dans toutes les régions du pays, d’équipes de police chargées de recueillir des témoignages dans la plus stricte confidentialité. La promesse d’anonymat faite par le chef de l’Etat l’emportera-t-elle sur la peur des représailles et la méfiance de la population ? C’est loin d’être sûr, d’autant que ce sinistre trafic de chair humaine pourrait bien avoir des ramifications dans les plus hautes sphères économiques et politiques du pays.
Simples pêcheurs ou pauvres mineurs de diamant n’ont en effet pas les moyens de se payer des tueurs à gages pour se procurer des membres d’albinos. «Pratiquement tous les politiciens consultent des sorciers avant une campagne électorale ou pour s’assurer du succès de leur politique, certains sont forcément impliqués», estime l’avocat rencontré à Mwanza. Des pays d’Afrique, la Tanzanie est celui qui compte le plus d’albinos, avec 170 000 cas sur 38 millions d’habitants. Suscitant répulsion et convoitise, ces «noirs blancs», qui portent malheur ou bonheur selon les superstitions, ont toujours été contraints de vivre en marge de la société. La multiplication des meurtres les visant aura-t-elle au moins le mérite de réveiller les consciences ?
«Nous ne pourrons jamais vivre comme tout le monde», affirme, résignée, Angelina Chuma, la trésorière de l’association des albinos. Mère d’un enfant de 8 ans, cette femme à la silhouette élancée et à la chevelure rousse a connu l’amour une fois dans sa vie. Mais son petit ami n’a jamais voulu l’épouser, tant la pression sociale était forte. «Ses amis et ses parents m’ont toujours méprisée. Il n’a pas eu le courage de se les mettre à dos pour se marier avec moi. Non seulement on ne nous considère pas comme des êtres humains, mais en plus, maintenant, on veut nous abattre comme des animaux», conclut-elle en baissant les yeux."
Stéphanie Braquehais.
LIBERATION (9 mars 2009)