Suspense: sanction ou pas sanction?
Mais en vérité, nul ne l'ignore: ce faux suspense est une vraie comédie de communication. Car le rapport sera vide. Et le chef de l'Etat le sait par avance.
A cela, il y a une première explication: pour conduire une telle enquête, à charge et à décharge, il n'y a qu'une autorité indépendante qui pourrait avoir la compétence et l'autorité requises. Ou pour être plus précis, il n'y a qu'un juge d'instruction indépendant qui pourrait mener l'affaire à bien, sans qu'elle suscite la suspicion.
Car l'IGF, elle, n'est pas un corps indépendant. C'est un service de contrôle, placé sous l'autorité directe du ministre de l'économie et du budget. Cela n'enlève rien aux talents et aux compétences, ni même à l'intégrité, des inspecteurs des finances qui composent ce corps. Mais c'est le principe de fonctionnement de ce service prestigieux, rappelé par le service Internet de Bercy: «L'Inspection générale des finances est placée sous les ordres directs du ministre chargé de l'économie et du budget.» L'expression est on ne peut plus claire.
Le constat ne change donc rien à la qualité des hommes: ils sont dans une relation hiérarchique, et ne bénéficient pas d'un statut d'autonomie. Ils n'ont pas même le statut d'indépendance dont bénéficient les magistrats financiers de la Cour des comptes.
Dans le cas concret, la personnalité de Jean Bassères, qui est le chef du service de l'Inspection des finances, n'a donc guère d'importance. Toute la petite galaxie de la sarkozie a beau rappeler à grand roulement de tambours que l'intéressé était en d'autres temps proche de Laurent Fabius, devenu d'un seul coup pour la droite un gage absolu de moralité et de rectitude, il reste que la carrière du haut fonctionnaire est entre les mains de celui qui lui a confié la mission. Sa carrière, ses éventuelles promotions ou nominations...
C'est même plus grave que cela. Ce n'est pas à proprement parler une mission à l'IGF qui a été confiée par François Baroin; c'est une mission confiée intuitu personnae à son chef de service, Jean Bassères.
Or, cette pratique-là, de l'aveu d'un ancien directeur connu d'une administration centrale du ministère des finances, est sans véritable précédent. D'ordinaire, le chef de l'Inspection peut être saisi mais dans un calendrier beaucoup moins serré et le travail de l'IGF est beaucoup plus collectif. Là, non. Jean Bassères a été enfermé dans un tête-à-tête confidentiel avec le ministère du budget. Imagine-t-on qu'un haut fonctionnaire, pour respectable qu'il soit mais soumis à une hiérarchie et astreint à une obligation de réserve, puisse donc défier le chef de l'Etat? Cette mission n'aurait jamais dû être confiée à l'Inspection des finances.
C'est si vrai que les rapports les plus sensibles de l'Inspection – Mediapart en a recueilli plusieurs témoignages – font fréquemment l'objet d'un va-et-vient entre le service de l'IGF et les cabinets ministériels concernés. En certaines circonstances, des phrases sont revues, corrigées, amendées. Alors pourquoi ce type de pratiques interviendraient-elles pour des rapports qui n'intéressent personne mais seraient proscrites pour un rapport qui porte sur une affaire d'Etat?
A tous ces arguments, il faut encore ajouter un autre, qu'il ne faut pas négliger. Comme toutes les administrations, l'Inspection travaille sur pièces. En clair, elle collecte les documents afférents aux affaires sur lesquelles elle travaille, les étudie et en tire les enseignements nécessaires.
Mais dans l'hypothèse où des interventions se seraient produites, pour peser dans un sens ou un autre, sur un dossier fiscal, qui peut croire qu'il en resterait une trace écrite? Imagine-t-on un ministre du budget assez indélicat pour intervenir dans un dossier fiscal mais aussi assez maladroit pour le faire par écrit? Qui peut douter que si des consignes ont un jour été données, c'est oralement qu'elles auraient pu l'être. Ce qui conduit encore et toujours à la même conclusion: il n'y aurait qu'un juge d'instruction, épaulé par les services de police adéquats, qui le cas échéant pourrait accumuler les témoignages, recueillir les pièces, enquêter. Mais ce n'est pas le métier ni la compétence de l'IGF.
Voilà le paradoxe: dans l'immédiat, pour faire la lumière dans l'affaire Bettencourt-Woerth, il y a d'un côté le procureur de Nanterre, Philippe Courroye, qui diligente les enquêtes policières – lequel procureur est connu pour sa proximité avec Nicolas Sarkozy, et de l'autre, l'Inspection des finances, dont ce n'est pas la fonction. Mais il n'y a toujours aucun juge d'instruction indépendant saisi.
Logiquement, le rapport de l'Inspection des finances, qui devait initialement être rendu public vendredi 9 juillet et dont la publication a comme par hasard été différée à lundi, juste avant l'intervention présidentielle du chef de l'Etat sur France 2, est fortement critiqué avant même d'être connu. Dans un chat sur LeMonde.fr, vendredi, le député socialiste Arnaud Montebourg faisait ainsi ce constat: «Nous avons demandé une enquête de la part d'un organisme indépendant sur les passe-droits fiscaux qui semblent avoir été offerts à plusieurs familles titulaires de très hautes fortunes: la famille Bettencourt ou la famille Wildenstein. On nous a sorti une mission de l'Inspection générale des finances qui répond aux instructions de l'actuel ministre du budget, et qui donc est totalement liée aux intérêts du pouvoir.»
L'association Transparence Internationale, qui lutte contre la corruption, conteste, elle aussi par avance, l'objectivité de ce rapport. «L'IGF opère sous l'autorité directe de Bercy, elle ne dispose d'aucun des attributs d'une autorité d'enquête indépendante», relève son président Daniel Lebègue. L'avis de ce dernier retient particulièrement l'attention, car il est une autorité morale de la place financière de Paris. Ancien directeur du Trésor et ancien directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, il s'agit de l'un des meilleurs connaisseurs des arcanes du ministère des finances.
L'affaire est donc cousue de fil blanc. S'il faut par avance retenir quelque chose de ce rapport, c'est que l'Elysée ne veut surtout pas qu'une autorité indépendante mène l'enquête sur cette affaire d'Etat.
MEDIAPART - 10 juillet 2010