Nous sommes le 28 octobre 2008, à Neuilly-sur-Seine, dans les bureaux de Clymène, la société en charge de gérer la fortune de Liliane Bettencourt, héritière de L'Oréal. Florence Woerth, alors directrice des investissements de Clymène, tient une assemblée générale extraordinaire. Non pour le compte de sa richissime patronne, mais pour ses affaires personnelles, où flotte un parfum de courses hippiques et de défiscalisation.
Autour de la table sont en effet réunis les actionnaires d'Ecurie Dam's, une société créée par l'épouse d'Eric Woerth en mai 2008. Son objet? Acheter, élever et faire concourir des chevaux de courses. Ses propriétaires? Exclusivement des femmes, et non des moindres.
Mariée au maire de Chantilly, Florence Woerth a fondé sa petite entreprise en compagnie de quatre égéries du luxe et du hippisme: Nathalie Bélinguier, épouse de Bertrand Bélinguier, P-dg du PMU jusqu'en avril 2009; Réjane Lacoste, à la ville Mme Michel Lacoste, le président du célèbre groupe au crocodile; Dominique Ades-Hazan, qui dirige, avec son mari, un groupe de prêt-à-porter haut-de-gamme; enfin Nicole Seroul, femme de Jean-Claude Seroul, président d'honneur du syndicat des propriétaires de chevaux de courses au galop.
Protocole bien réglé
A partir de ce quintet gagnant, l'écurie ne va cesser de s'agrandir. Et justement l'assemblée qui "squatte" les locaux de Liliane Bettencourt, en ce mois d'octobre 2008, doit entériner l'arrivée de nouvelles et influentes figures. Entre autres Caroline Guerrand-Hermès, héritière du groupe Hermès -où Florence Woerth siège désormais au conseil de surveillance; Agnès Touraine, ancienne dirigeante du groupe Lagardère, puis de Havas et enfin de Vivendi Universal, sous le règne de Jean-Marie Messier; Emmanuelle Bour-Poitrinal, première directrice générale des Haras nationaux et soeur du P-dg d'Unibail Rodamco, leader européen de l'immobilier commercial. Ou encore, côté people, Françoise Boulain, la réalisatrice de télévision, épouse de Thierry Roland, commentateur de foot et turfiste émérite.
Cette première vague sera suivie d'une deuxième, tout aussi sélect, le 11 juin 2009, à l'issue d'une nouvelle assemblée générale. Avec notamment Marie-Caroline Giral, fille de Jean-Louis Giral, figure du patronat du BTP français et ex-élu RPR. Ou encore Françoise Kron, épouse de Patrick Kron, le P-dg d'Alstom, invité au Fouquet's à célébrer la victoire présidentielle, le 6 mai 2007.
Chez Dam's, le protocole est bien réglé. Chaque nouvelle arrivante acquiert une ou plusieurs parts de l'écurie, à 7500 euros la part. Constituée initialement de 5 parts, pour un capital de 37 500 euros, l'écurie Dam's en compte aujourd'hui 48, pour un capital de 360 000 euros, et une trentaine d'actionnaires. Comment expliquer un tel pouvoir d'attraction, cette concentration inédite de VIP, où tout est luxe, CAC 40 et tiercé? La passion des chevaux? Sans doute.
Et peut-être, aussi, le goût de la défiscalisation. Florence Woerth est une gérante de patrimoine avertie. Elle a créé l'Ecurie Dam's quelques mois après la promulgation du premier grand oeuvre de Nicolas Sarkozy: la loi "TEPA" (Travail Emploi et Pouvoir d'Achat). Présenté comme un soutien à "la France qui se lève tôt le matin", le texte instaure le bouclier fiscal à 50% et, parmi d'autres dispositions, crée un avantage de taille pour les contribuables assujettis à l'ISF.
Une écurie est-elle une PME?
Ceux-ci obtiennent la possibilité de déduire de l'impôt sur la fortune 75% de leurs investissements directs dans des PME, à concurrence de 50 000 euros. Initialement, il s'agissait de stimuler le tissu industriel et la création d'emplois. Mais les "pros" de l'optimisation fiscale ont eu tôt fait de s'engouffrer dans la niche, en élaborant des placements sans risque ou presque, et n'ayant qu'un lointain rapport avec la notion de PME. "A l'époque, en juillet 2007, j'avais déjà mis en garde sur les risques d'abus, ce qui n'a pas manqué de se produire", soupire le député UMP Gilles Carrez, rapporteur général de la commission des finances, le 10 décembre 2008 à l'Assemblée nationale.
Ce jour-là, l'élu du Val-de-Marne soutient un amendement du groupe UMP, visant à réduire la portée de certains montages, effectués via des holdings, et jugés peu conformes à l'esprit comme à la lettre de la loi TEPA. Eric Woerth, alors ministre du Budget, monte au créneau, et s'oppose aux députés de son propre camp, quelque peu interloqués. "Je répète que le gouvernement ne souhaite pas que l'on resserre le dispositif permettant d'investir l'ISF dans les PME. Celui-ci doit au contraire être étendu à n'importe quel instrument juridique dès lors qu'il n'existe pas d'abus. S'il y en a, il faut les combattre, et non limiter le dispositif", explique-t-il.
Mais le ministre, dont le cabinet n'a pas répondu à nos questions, ne se prononce pas sur le bien-fondé de cette innovation des gérants de patrimoine: assimiler une écurie de groupe -réunissant plusieurs actionnaires- à une PME, afin de pouvoir profiter du rabais d'ISF. Parmi les plus en pointe sur ce créneau: une filiale du groupe Banque Populaire Caisse d'Epargne (BPCE), la Banque Privée 1818, spécialisée dans la gestion de fortune. Là où travaillait Florence Woerth jusqu'à son entrée chez Clymène, à l'été 2007. "Des écuries de groupe, gérées comme des petites entreprises, permettent de rentrer dans le monde des courses hippiques tout en réalisant une bonne opération financière", indique la banque 1818 dans sa communication. Et un peu plus loin: "Avec des champs aussi prestigieux dans le monde entier que Chantilly, première ville du cheval en France, ou Longchamp, il n'y a pas plus ludique pour voir courir son capital!"
Autre ardent promoteur du capital qui court: France Galop, la société qui organise toutes les grandes courses de plat et d'obstacle en France, et détient avec Cheval Français (son homologue pour le trot) près de 70 % du PMU. Florence Woerth a longtemps siégé chez France Galop, et plusieurs actionnaires de son écurie, ou leur famille proche, y occupent aujourd'hui une place en vue. A ces passionnés du cheval, France Galop assure une promotion appuyée: "DAM's, c'est une façon originale et trendy d'élargir un réseau d'influence féminin de manière agréable et conviviale."
"Hobby et placement"
Sans oublier de vanter les mérites financiers de ce type d'écurie. Ainsi dans l'Agefi, le 21 décembre 2007: "France Galop veut rendre plus accessible l'investissement dans un cheval de course par l'achat de parts dans les écuries. Le conseiller peut ainsi proposer à son client d'allier au plaisir une espérance de gain à risque amoindri."
Et des conseillers, fiscaux et financiers, il n'en manque pas chez Dam's. Parmi les derniers entrants se trouve notamment Mathilde de Cheffontaines-Decaudaveine, membre de l'UMP, secrétaire générale de l'Association des gérants de patrimoine privé, auteur d'un prémonitoire rapport, en 2007: "Les chevaux de course, hobby et placement."
Au-delà de l'attrait fiscal, l'écurie DAM's, comme la liste des invités du Fouquet's, présente une saisissante convergence d'intérêts financiers. Prenons la loi sur les jeux d'argent et les paris sportifs en ligne, dont Eric Woerth, en tant que ministre du Budget, a été le principal architecte et promoteur. France Galop et sa filiale, le PMU, se déclarent enchantés de son travail. "Le projet de loi est extrêmement positif et très favorable à l'institution des courses", rappelait Edouard de Rothschild, le président de de France Galop, dès le 30 mars 2009.
Un homme au coeur du système
Il est vrai que Bercy n'a pas lésiné sur les compensations accordées à la filière hippique. Le PMU a obtenu la permission de diversifier ses activités en proposant des paris sportifs en ligne; la taxe sur les paris en dur (la version papier) a été abaissée de 11,5% à 7,5%, soit un cadeau annuel, pour le PMU, estimé à une grosse centaine de millions d'euros - et autant de moins dans les caisses publiques; les opérateurs de paris hippiques en ligne devront verser aux organisateurs des courses, France Galop et Cheval Français (pour le trot), une redevance comprise entre 7,5% et 9% du montant des paris récoltés; le taux de retour aux parieurs est plafonné à 85% de leur mise, ce qui limite la concurrence et assure une marge encore plus confortable au PMU.
Enfin le gouvernement s'est apparemment engagé à maintenir le monopole du PMU sur le réseau en dur, les bons vieux bars PMU. "Il faut savoir que, dans la phase en amont de ce projet de loi, la fin du monopole du PMU a été négociée par la filière hippique, notamment par le président de France Galop, avec la contrepartie que le PMU puisse prendre des paris sportifs (...) Et aujourd'hui, comme on me l'a confirmé récemment à Bercy, les Etats sont plus déterminés que jamais à ne pas ouvrir le réseau en dur", confie Hubert Monzat, le directeur général de France Galop, dans une interview à Paris Turf, le 14 février 2010.
Celui-ci est particulièrement bien placé pour obtenir des assurances de Bercy et d'Eric Woerth, avec qui il a longuement travaillé. Sous-préfet de Senlis, entre 1999 et 2002, Hubert Monzat avait mobilisé les financements du prince Karim Aga Khan IV, propriétaire d'une prestigieuse écurie de chevaux, pour la rénovation de l'hippodrome et du château de Chantilly, ville dont Eric Woerth est le maire depuis 1995. Ensuite, en juin 2007, Hubert Monzat a été recruté par Eric Woerth au ministère du Budget, avec le titre de conseiller spécial, et la mission de préparer la loi sur les jeux d'argent et les paris sportifs en ligne...
Le PMU, grand gagnant
Ayant contribué à une loi très favorable à France Galop - de l'avis de son propre président, Edouard de Rotshchild, Hubert Monzat a ensuite été nommé, en juin 2008, directeur général de cette même société. "Rien à voir avec son rôle au ministère du Budget, même si son expérience de l'ouverture du marché des paris en ligne a pu constituer un plus. Mais la raison première, c'est que M. Monzat est un très fin connaisseur du monde hippique. Du reste, nous lui avions proposé le poste deux fois déjà, en 2002 et 2007", précise-t-on chez France Galop. Quoi qu'il en soit, la promotion d'Hubert Monzat a été rendue possible par la démission, quelques jours plus tôt, de son prédécesseur, Emmanuelle Bour-Poitrinal. Laquelle est ensuite devenue actionnaire de l'écurie Dam's de Florence Woerth.
Autre grand gagnant de la loi sur les paris en ligne: le PMU, filiale de France Galop. Avec, ici encore, des connexions entre la tête de l'entreprise et l'écurie de Florence Woerth. L'une des co-fondatrices et co-actionnaires de Dam's est en effet Nathalie Bélinguier, épouse de Bertrand Bélinguier, p-dg du PMU jusqu'en avril 2009. Celui-ci vient de prendre la présidence de la toute nouvelle Fédération française des entreprises de jeux en ligne (FFEJEL), chargée de veiller aux intérêts de ses membres, notamment en incitant les pouvoirs publics à lutter contre la concurrence indésirable.
La FFEJEL réunit La Française des Jeux, le PMU, ainsi qu'EurosportBet, filiale du groupe de Martin Bouygues, et les casinos Lucien Barrière, présidés par Dominique Desseigne, patron du Fouquet's. Ils devraient être bientôt rejoints par Betclic, appartenant à Stéphane Courbit, avec Alain Minc pour actionnaire de référence; et par PokerStars, dirigé en France par Alexandre Balkany, fils du député Patrick Balkany. Autant de cracks qui, sur le champ des affaires, portent les couleurs du sarkozysme.
L'Express - 07 juillet 2010