C’est une chambre d’enfant comme une autre. Le placard regorge de layette. La commode croule sous les peluches et l’étagère en sapin déborde de photos avec papa et maman.
Une seule fausse note : le certificat de bat-mitsva encadré juste à côté de sa porte d’entrée. Il prouve que la petite fille qui occupe cette chambre est née le 8 janvier 1993... Il y a bientôt dix-sept ans ! Brooke est assise devant nous, sur sa petite balançoire en plastique, aux couleurs acidulées. Elle se balance. Ses grands yeux sombres sont légèrement asymétriques ; son regard se perd dans le vague. A ses tempes, des veines se dessinent sous sa peau translucide. Ses bras sont minces comme des brindilles. C’est une enfant handicapée qui semble si fragile qu’elle inquiète. Comment lui dire bonjour ? Petit coucou de la main. Elle n’a visiblement pas envie de nous voir. Elle secoue la tête mécaniquement, le menton relevé. La bouche se tord. Le mouvement de balancier devient de plus en plus rapide. Les gémissements montent. Pour elle qui ne parle pas, c’est le seul moyen d’exprimer son malaise. « Il est temps de partir », murmure Melanie, sa mère. Nous nous éclipsons sur la pointe des pieds. Les petits cris cessent instantanément. A leur place se font entendre des gazouillements d’enfant heureux. Nous respirons...
Elle est comme ça, Brooke Greenberg : quand un inconnu pénètre dans sa sphère privée et que cela la dérange, elle lui dit vertement d’aller voir ailleurs. Il faut dire qu’à Reisterstown (Maryland), dans la confortable maison de ses parents, c’est un défilé permanent de curieux. Il y a les fonctionnaires locaux du ministère de la Santé qui prend en charge ses soins. Et puis, beaucoup de journalistes. Brooke est une petite célébrité. Elle passe à la télévision et la presse parle d’elle.
Le fait qu’elle soit vivante tient du miracle
Avec ses visiteurs, elle a l’air ailleurs, mais il ne faut pas s’y fier. « Elle est très consciente de ce qui se passe autour d’elle et, depuis deux ou trois ans, elle a ses humeurs, dit sa mère. C’était un bébé adorable. Désormais son tempérament est celui d’une jeune fille de 16 ans. Elle a ses bons et ses mauvais jours, ses crises de colère et ses moments de sérénité, qui se manifestent par de grands rires sonores. Et elle adore le shopping. Le vendredi soir, quand nous allons au centre commercial, depuis sa poussette, elle fait du lèche-vitrines. Comme n’importe quelle ado ! »
Brooke, qui a chassé sa colère, vient nous rejoindre dans la cuisine. Elle a la taille d’un bébé de 1 an maximum et marche à quatre pattes, les jambes repliées sous son corps, à cause d’une malformation à sa hanche, un handicap de naissance. Carly, 13 ans, s’accroupit et lui passe la main sur les cheveux. Entre elles, le contraste est saisissant. La sœur de Brooke est ravissante. Surtout, on a du mal à imaginer qu’elle a presque quatre ans de moins que Brooke ! Sa mère la prend dans ses bras. L’enfant ferme les yeux. Elle adore les câlins.
Avant même de naître, Brooke intriguait. « Pendant ma grossesse, dit sa mère, les médecins m’ont prévenue qu’elle ne se développait pas normalement. L’accouchement par césarienne a été provoqué, un mois avant terme. Mais je n’étais pas particulièrement inquiète. Elle pesait 2 kilos, ce qui est plutôt bien pour un bébé prématuré. Et sa malformation de la hanche paraissait soignable. » Très vite, cependant, son cas se révèle plus grave que prévu. Les semaines passent et l’enfant grandit à peine. Les Greenberg multiplient les visites chez les médecins. « On en a vu près d’une centaine », calcule Howard, son père. Aucun d’entre eux ne parviendra à expliquer de quoi souffre la petite fille. Les médecines traditionnelles telles que l’injection d’hormone de croissance échouent à lui faire gagner quelques centimètres.
Les premières années de Brooke sont un calvaire. Elle enchaîne les séjours à l’hôpital provoqués par des maladies aussi graves qu’inexpliquées pour un bambin de cet âge. A 5 ans, elle survit à sept ulcères qui lui perforent l’estomac. Du jamais-vu. Quelques mois plus tard, elle tombe dans un coma profond. Diagnostic : tumeur au cerveau. « En prévision de sa mort, nous avons commandé un cercueil, se souvient Howard. Et puis, au bout de deux semaines, l’hôpital nous a appelés pour nous dire qu’elle venait de se réveiller. Nous n’avons jamais su pourquoi ni comment. Elle n’avait aucune séquelle. » Pour le Dr
La petite fille sait sans doute que nous parlons d’elle. Elle s’anime. Nous tentons une sortie sur la terrasse. Le soleil d’automne l’aveugle, elle couvre ses yeux de ses mains minuscules. « Elle n’est pas dans son assiette, confie Melanie. L’hiver approche, elle déteste les changements de saison et l’arrivée du froid. Elle sent qu’elle va tomber malade et, quand elle attrape quelque chose, c’est du sérieux. » Retour à l’intérieur. Brooke se détend. « Elle a besoin d’un cadre de vie stable et rassurant.
Depuis l’âge de 5 ans, Brooke va dans une l’école spécialisée
Ses journées se suivent et se ressemblent. C’est ce qui lui convient le mieux. » Depuis l’âge de 5 ans, elle va à l’école spécialisée Ridge Ruxton, pour enfants handicapés. Elle adore ! Chaque matin, quand le bus arrive, vers 7 h 30, un sourire illumine son visage. Une fois dans l’établissement scolaire, sa nounou la met dans un siège à roulettes conçu pour qu’elle puisse se déplacer seule. Elle fonce dans les couloirs, en prenant le chemin du bureau du proviseur, qu’elle connaît par cœur. A l’école, Brooke est une curiosité. C’est la seule à pouvoir se mouvoir de manière autonome. « Il nous arrive de croire qu’elle nous enterrera tous ! » dit son père. Et il plaisante à peine. Les Greenberg se sont rendu compte voilà cinq ans que leur petite fille ne vieillissait pas, en constatant que son visage restait absolument identique sur toutes les photos, année après année. Howard Greenberg est persuadé que sa fille n’est pas un hasard, un mystère médical, mais qu’elle est née « pour une raison particulière ». Elle a en elle, dit-il, « un secret » qui, s’il était révélé, constituerait un grand pas pour l’humanité. « Des enfants qui ne grandissent pas, il y en a des milliers sur la planète. En revanche, Brooke est le seul être humain à ne pas vieillir, c’est unique au monde. Richard Walker, qui la suit depuis cinq ans et essaie de comprendre pourquoi elle ne vieillit pas, le simple fait qu’elle soit encore vivante tient du miracle.
Nous sommes avec elle depuis déjà quatre heures et ce n’est plus la petite fille farouche et revêche que nous avions rencontrée ce matin. Au contraire, c’est une enfant enjouée que nous retrouvons dans le sous-sol de la maison. Les Greenberg l’ont aménagé pour elle. Pas de fenêtre ni d’objets contondants, explique Howard, l’endroit est « sous contrôle ». Ce sous-sol, c’est vraiment le royaume de Brooke. Elle y passe le plus clair de ses après-midi, quand elle rentre de l’école, vers 15 h 30. Elle regarde « Bob l’Eponge », son dessin animé préféré, ou elle écoute de la musique – Michael Jackson et Bee Gees, cet été. Il y a trois ans, c’est là qu’elle a fêté sa bat-mitsva.
Ce jour-là, Brooke était sereine, heureuse, « consciente que c’était un jour spécial pour elle », raconte sa mère. Avant de la quitter, nous la dévisageons une dernière fois. Elle nous regarde, enfin. Un tube s’agite dans les airs : il relie son ventre à une bouteille accrochée au sommet d’un pupitre. C’est comme ça que Brooke s’alimente. L’opération prend dix heures chaque jour car, vu la taille réduite de son estomac, il faut la nourrir tout doucement. De la main, on lui dit au revoir. Elle nous répond par un petit sourire. Et nous partons, bouleversés d’avoir connu le plus vieux bébé du monde...
P/O Gaëlle Mann - Paris Match Le 19/10/2009
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