Dans un village isolé, des descendants de «nouveaux chrétiens» - juifs convertis sous l’Inquisition - quittent lentement leur pratique clandestine du judaïsme.
Vêtu à la façon des juifs orthodoxes, kippa sur la tête malgré des mèches aux quatre vents, la silhouette de Michael Seixas surprend dans les ruelles de Belmonte, ce village retiré du Portugal. On l’imagine en prière au Mur des lamentations. C’est d’ailleurs à Jérusalem qu’il réside, dans une école talmudique, où il étudie pour devenir rabbin. Mais il vient et revient à Belmonte depuis des années. «Je suis ici pour des motifs très personnels qui donnent sens à ma vie», dit-il. En 1730, explique-t-il, ses ancêtres ont quitté Lisbonne pour les Caraïbes, fuyant la Sainte Inquisition. De là, sa famille a émigré à New York, puis en Californie, où il est né.
Il y a une dizaine d’années, Michael Seixas a fait son «aliya», il est «monté» en Israël. Sans oublier ses lointaines origines portugaises. «Un beau jour, j’ai su qu’un miracle s’était produit ici. Mon obsession, depuis, c’est d’y faire fleurir la Torah.»
Le «miracle», selon Michael Seixas, c’est Belmonte. Un nid d’aigles près de la frontière espagnole. Là, une communauté juive pratique ses rites dans le secret absolu, perpétuant ainsi des traditions héritées du judaïsme persécuté par l’Eglise depuis 1492. Cette année-là, les juifs sont expulsés d’Espagne par Isabelle la Catholique. Beaucoup se réfugient au Portugal où un décret prévoit qu’ils pourront s’installer s’ils se convertissent au christianisme. Nombre d’entre eux quitteront le pays pour des terres plus accueillantes, Bordeaux ou la Hollande. D’autres acceptent la conversion, devienant des marranes. Certains de ces «nouveaux chrétiens» se fondent dans le catholicisme tandis que d’autres continueront à pratiquer dans la clandestinité les rituels hébraïques, au risque de leur vie. Entre 1536 et 1821, 40 000 sont mis à mort, dont 1 175 brûlés vifs, sur ordre du tribunal du Saint-Office. Pour survivre, il faut sembler être un catholique irréprochable, accepter le baptême, la confession et le mariage à l’église. Mais dans la stricte intimité de la maison, on continue de pratiquerles rites mosaïques.
Ainsi se développe ce «crypto-judaïsme». Au début du XXe siècle, le sioniste polonais Samuel Schwarz révèle au monde la persistance de telles communautés au nord-est du Portugal. La dictature de Salazar, catholique et intolérante, étouffera encore cette culture : les familles crypto-juives du Beira et de Trás-Os-Montes se replient, se dispersent, s’assimilent. Le crypto-judaïsme portugais semble alors éteint.
Surprise, au milieu des années 1980, quand on découvre, à Belmonte, une dizaine de familles pratiquant un judaïsme hérité du temps de l’Inquisition. Pourquoi là ? «Plusieurs facteurs ont joué, estime David Canelo, auteur de livres sur ce phénomène et directeur du collège local. L’isolement géographique, une volonté de perpétuer les traditions, le respect de l’interdiction de se marier à un non-juif, et la tolérance des catholiques du lieu.» Clandestinité oblige, les livres de prière en hébreu ont disparu, l’observance de nombreux rituels s’est perdue. Mais on prie «Adonaï», la Pâque et Kippour sont célébrés et le shabbat est respecté sur le mode crypto-juif : seulement le vendredi soir. Le samedi est travaillé, pour ne pas se distinguer des catholiques. «Une riche mémoire orale s’est maintenue, grâce aux femmes surtout», dit David Canelo.
En 1988, tournant historique : la communauté crypto-juive, dont l’existence a été médiatisée, est incitée à rejoindre le giron du judaïsme officiel. Israël envoie des rabbins «re-judaïser» ces brebis égarées. Elle se structure en «communauté», avec un président. Et en 1994, une synagogue et un cimetière juif sont inaugurés en présence de personnalités religieuses. Belmonte compte quelque 130 juifs, soient deux dizaines de familles répondant aux noms de Diogo, Henriques, Vaz ou Lopes. Une fragile minorité, sur les 3 000 habitants du bourg, forte d’une culture qui porte les marques de cinq siècles de clandestinité.
Ce samedi, le soir tombe sur Belmonte. Aux alentours de la synagogue, vaste bâtisse blanche dominant la vallée, des fidèles se rendent à l’office. On n’entend que murmures et pas feutrés. La kippa est sortie de la poche juste avant de pénétrer dans le temple, le visiteur est tenu à distance. «Vous ne pouvez pas entrer aujourd’hui. Les visites, c’est seulement dans la semaine», dit une vieille femme vêtue de noir. Plus loin, les cloches d’une église carillonnent. L’office durera une heure et demie. A la sortie, les dizaines de fidèles se dispersent par grappes silencieuses dans les ruelles en pierre. Devant la porte, Michael Seixas, l’apprenti rabbin de Californie, s’étonne : «Ils semblent avoir encore peur !»«Les juifs d’ici sont très fermés, confirme une commerçante catholique. Cela a un peu changé avec la reconnaissance de la communauté, mais ils restent repliés sur eux-mêmes.»
Bougies à l’huile d’olive
Le président de la communauté, Antonio Mendes, a la cinquantaine avenante. Ce passionné de football reçoit avec fierté dans la Casa de Benfica, un bar aux couleurs du club lisboète qu’il gère en périphérie de la bourgade. «Voyez, maintenant, on est des juifs à part en entière, on n’a plus rien à envier aux autres. Et on est la plus forte communauté du Portugal !» (le pays compterait entre 300 et 3 000 juifs).
Les temps ont changé pour les juifs de Belmonte. Depuis leur coming out médiatique il y a vingt-cinq ans, la plupart ont fait leur bar mitzvah et se sont fait circoncire. Le shabbat est respecté, samedi compris. «Mais on a encore du chemin à faire», estime Antonio Mendes. Policier à la retraite, il s’est marié à l’église dans les années 1980, selon la tradition crypto-juive. «Le prêtre savait que ce n’était que de la façade. Il a eu la délicatesse de ne pas me donner la communion. De toute façon, à Belmonte, les gens ont toujours su qui est juif», dit-il en souriant. Et poursuit :«Récemment, je me suis remarié à la synagogue.»
Tous les jours, Antonio Mendes et Michael Seixas se donnent des cours de conversation. Apprentissage de l’hébreu pour l’un, du portugais pour l’autre. Mais la plupart ne tentent pas d’apprendre la langue des prières et d’Israël. L’attachement au crypto-judaïsme reste fort. Certaines familles refusent d’aller à la synagogue et continuent d’observer les rites ancestraux. «Faut-il s’en étonner, après cinq siècles, demande l’écrivain David Canelo. Pour nombre d’entre eux, notamment les plus âgés, c’est la seule vraie religion.
S’ils changeaient leurs pratiques, cela reviendrait à insulter Dieu.» Ainsi, sentant sa mort proche, une femme a exigé que ses funérailles aient lieu à l’église et que son corps repose entre les cyprès centenaires du cimetière catholique. Selon un rite marrane, ses proches ont allumé chez eux des bougies à l’huile d’olive, et celà pendant une année entière. Le cimetière juif, en contrebas du village, ne compte qu’une demi-douzaine de dalles en marbre noir gravées d’une étoile de David.
Vents de la modernité
Même ceux qui sont passés au judaïsme «ordinaire» ne renient pas le crypto-judaïsme. Miguel Vaz, 30 ans, est l’un des membres les plus actifs de la communauté. Il explique avoir beaucoup appris des multiples rabbins passés à Belmonte. Il estime néanmoins que les rites pratiqués par ses parents sont aussi «pleinement juifs». Miguel Vaz travaille au Musée judaïque qui retrace l’histoire des marranes portugais. C’est l’un des cinq musées, d’intérêt très varié,ouverts par les habitants de Belmonte depuis que la découverte de cette communauté exceptionnelle a placé la bourgade sur des itinéraires des visites. L’événement n’a pas enrichi pour autant la communauté crypto-juive. La majorité vit de la vente de vêtements sur les marchés. L’aide reçue d’Israël, dans les premières années, faiblit, et c’est à elle désormais de financer le séjour de rabbins.
Miguel Vaz ne cache pas son inquiétude quant à l’avenir des siens . Certains «se mettent en ménage avec des catholiques», observe-t-il. Lui-même cherche à se marier. «Mais nous ne sommes qu’une vingtaine de jeunes juifs ici, et il n’y a aucune femme de mon âge qui me plaise.» Aller en Israël ? «J’aimerais bien mais c’est la crise là-bas aussi, et il n’y aura pas de travail pour moi.» Epouser une catholique du coin ? «Comment pourrais-je envoyer par-dessus bord une des règles de vie qui nous ont permis de survivre pendant cinq cents ans ? Jamais.» Après des siècles de résistance, la centaine de juifs de Belmonte se sent plus menacée que jamais. La démocratie portugaise et le prosélytisme des autorités religieuses israéliennes leur ont apporté une reconnaissance et un statut, mais les vents de la modernité les exposent à l’assimilation. «Je ne vois qu’une planche de salut, la connaissance de la Torah», dit Michael Seixas. Il a offert à la synagogue des dizaines de livres religieux en hébreu.
Mais le seul à lire cette langue a émigré en Allemagne. Il rêve d’offrir à la communauté un écran géant via lequel, par Skype, il pourra enseigner depuis Jérusalem les préceptes de la Torah.
Alliance - 10/05/10